Inégalités mondiales : le prochain G 7 de Biarritz, un espoir ?

Dans un mois, les 24,25 et 26 août 2019 se tiendra à Biarritz dans le sud-ouest de la France le sommet du G 7. Le G7 est un groupe de discussion et de partenariat économique de sept pays : Allemagne, Canada, États-Unis, France, Italie, Japon et Royaume-Uni. Le sommet du G7 réunit chaque année les chefs d’État ou de gouvernement de ces pays, ainsi que les présidents de la Commission et du Conseil européens. Le FMI, l’ONU et l’OCDE sont également représenté.  La France qui préside aux destinées du groupement cette année 2019 a décidé « d’un G 7 au format renouvelé » pour « mener le combat contre les inégalités ». Ces derniers mois se sont multipliées les réunions ministérielles, de « sherpas » et « sous-sherpas » pour préparer le sommet du mois prochain. Avec les inégalités comme fil conducteur, les questions de santé, éducation, environnement de genre ont été abordées.

Un monde plus riche et plus inégalitaire

Il y a de multiples raisons de se préoccuper des inégalités. Dans un monde où la richesse a considérablement augmenté au cours des dernières décennies atteignant une moyenne de 63.100 dollars par adulte, il y a des centaines de millions de personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté. Dans son rapport 2018 sur la pauvreté et la prospérité partagée, la Banque mondiale a estimé à 736 millions le nombre de personnes vivant avec moins de 1,90 dollar par jour. Plus d’un milliard de personnes n’ont pas accès à de l’eau salubre. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les femmes afghanes ont un risque de mortalité maternelle de 1 sur 11 alors que pour une Irlandaise, ce risque est plus de mille fois moindre (1 sur 17 800).  Près de 95% des décès par tuberculose surviennent dans les pays en développement. Il s’agit principalement de jeunes adultes dans leurs années les plus productives. Les adultes qui contractent la maladie ont d’autant plus de mal à améliorer leur condition économique et celle de leur famille. L’espérance de vie varie de 36 ans entre les pays, un enfant né au Malawi peut espérer vivre 47 ans alors qu’un enfant qui naît au Japon peut espérer vivre 83 ans. Dans les pays à faible revenu, l’espérance de vie moyenne à la naissance est de 57 ans alors qu’elle est de 80 ans dans les pays à revenu élevé. Ces inégalités ne sont pas seulement entre pays mais à l’intérieur des pays et dans les villes. À Londres, l’espérance de vie des hommes va de 71 ans dans le quartier de Tottenham Green (Haringey) à 88 ans à Queen’s Gate (Kensington et Chelsea) – soit un écart de 17 ans. D’après les conclusions du London Health Observatory, en allant vers l’est à partir de Westminster, on peut considérer qu’à chaque station de métro, l’espérance de vie à la naissance diminue de pratiquement un an. Selon le rapport sur les inégalités mondiales 2018, ces dernières décennies les inégalités de revenus ont augmenté dans presque toutes les régions du monde. Les 1% d’individus les plus riches dans le monde ont capté deux fois plus de croissance que les 50 % les plus pauvres. Pour l’ensemble des classes moyennes et populaires nord-américaines et européennes, la croissance du revenu a été faible. Un fait important que met en évidence le rapport est la disparité du degré d’inégalité observée d’un pays à l’autre, même lorsque ces pays sont à des niveaux de développement comparables. Cela met en lumière le rôle déterminant des institutions et des politiques publiques nationales dans l’évolution des inégalités.

L‘Afrique au sommet de Biarritz

L’Afrique aura des représentants au sommet de Biarritz conformément à la volonté d’Emmanuel Macron « d’un G 7 au format renouvelé ». Les chefs d’État d’Afrique du Sud, du Burkina Faso, d’Égypte, du Rwanda et du Sénégal et le président de la Commission de l’Union africaine (UA), le Tchadien Moussa Faki y participeront. Ils parleront sans doute de l’avancée de la lutte contre la pauvreté et les inégalités au sortir de deux décennies où ces thèmes ont été dans l’agenda international à travers les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). L’économie africaine a connu un tournant à partir du milieu des années 1990. Après deux décennies de baisse des revenus réels des populations, à partir de 1995 l’Afrique a affiché une croissance robuste de 4,5 % par année, un rythme plus rapide que dans le reste du monde en développement, Chine exclue. La Banque mondiale impute à cette embellie de la croissance à la diminution des conflits à grande échelle, une amélioration des fondamentaux macroéconomiques et de la gouvernance, au cycle haussier du cours des produits de base et à la découverte de nouvelles ressources naturelles. Cependant, malgré cette croissance, une grande proportion des Africains continue de vivre sous le seuil international de la pauvreté de 1,90 dollar par jour. Le taux de pauvreté est passé de 57 % en 1990 à 43 % en 2012, selon les plus récentes estimations de la base de données PovcalNet de la Banque mondiale, mais sous l’effet de la croissance démographique, le nombre des personnes pauvres faisant l’objet de ces estimations est passé de 288 millions en 1990 à 389 millions en 2012. La réduction de la pauvreté en Afrique est sans commune mesure avec celle observée dans d’autres régions en développement. L’Asie de l’Est et l’Asie du Sud, où les taux de pauvreté étaient à peu près aussi élevés qu’en Afrique au cours des années 1990, affichent aujourd’hui des taux beaucoup plus faibles. L’Afrique a été la seule région en développement où le premier OMD, qui était de réduire l’extrême pauvreté de moitié avant 2015, n’a pas été atteint.

L’économie politique de l’échec de la lutte contre la pauvreté et les inégalités en Afrique a été bien documentée. L’idée que la croissance économique est favorable à la création d’emploi et au développement humain compris comme réducteur de la pauvreté n’a que très rarement été vérifiée en Afrique. L’Asie qui a mieux réussi en termes de réduction de la pauvreté a prouvé que hors du consensus de Washington ou du nouveau consensus de Washington, il existe des stratégies de développement originales basées sur le rôle de stratège et d’encadreur de l’État.  Que le sommet du G 7 fasse le constat que la lutte contre les inégalités s’inscrit dans un contexte socioéconomique et politique serait une formidable avancée. Le maintien du statu quo fait de politiques néolibérales, de Traités de libre-échange ne fera que servir les intérêts des 1% les plus riches.

Ebola, préparer une riposte

L’épidémie d’Ebola qui touche l’est de la République démocratique du Congo (RDC) notamment les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri est depuis la semaine dernière dans l’agenda international.  Le mercredi 17 juillet2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) par la voix de son directeur général, l’Ethiopien Tedros Adhanom Ghebreyesus a déclaré que l’épidémie doit être dorénavant considérée comme urgence sanitaire mondiale. C’est la quatrième fois depuis 1948, que l’OMS décrète une telle mesure. La France dont la mobilisation dans la lutte contre cette épidémie avait fait l’objet de nombreuses critiques avait nommé la veille le professeur Yves Lévy envoyé spécial en RDC, chargé de conseiller le gouvernement dans la riposte à apporter à l’épidémie. Le professeur Lévy spécialiste d’immunologie et ancien PDG du prestigieux Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) était avant cette nomination dans la situation que vivent beaucoup de femmes quand leurs compagnons exercent des responsabilités publiques. Le professeur Lévy, époux d’Agnès Buzin la ministre de la Santé française depuis mai 2017, n’a pas été reconduit à la tête de l’INSERM pour cause conflits d’intérêts. Il était depuis la fin de son mandat sans un emploi à la hauteur de ses aspirations. Preuves supplémentaires de l’internationalisation des enjeux autour de cette épidémie, Le monde et le Guardian  y ont consacré chacun un éditorial tandis que The New York Times  publiait un papier d’angle .

Selon l’OMS, l’épidémie de maladie à virus Ebola qui sévit actuellement dans l’est de la RDC est la plus grave jamais enregistrée dans le monde, après celle de 2014 en Afrique de l’Ouest qui avait fait 11 000 morts. Depuis qu’elle a été déclarée le 1er août 2018, l’épidémie a causé à la date du 18 juillet 2019, 1698 décès, dont 1604 parmi les cas confirmés. Le taux de létalité global, c’est-à-dire la proportion de cas fatals, est de 67 %. Parmi les 2522 cas confirmés ou probables pour lesquels on connaissait l’âge et le sexe, 56 % (1423) étaient des femmes et 29 % (720) des enfants de moins de 18 ans. Le nombre de cas parmi les agents de santé continue à augmenter et il s’établit désormais à 135 (5 % du nombre total de cas). Sur le terrain, la lutte contre l’épidémie s’opère dans un climat sécuritaire délétère avec les nombreux groupes armés qui écument une région livrée à des guerres de prédation, dans le cadre du pillage de matières premières, depuis plus de deux décennies. Plus graves, les équipes sanitaires doivent aussi combattre les soupçons des populations. Il y a une forte déficience de certaines communautés envers les équipes soignantes et les centres de traitements. Il y a des appels au meurtre des médecins, des attaques contre des centres de santé, des campagnes de vaccinations perturbées ou carrément empêchées. Les mesures de prévention comme les enterrements sécurisés, destinés à éviter la contamination se heurtent au refus des populations. L’épidémie d’Ebola en cours montre à l’envi le caractère subversif de toute épidémie à forte létalité. Le gouvernement congolais n’y échappe pas. Le 22 juillet 2019, le ministre de la Santé a démissionné pour marquer son désaccord avec la décision du président, Félix Tshisekedi, de reprendre le contrôle de la gestion de la crise liée à l’épidémie d’Ebola et d’introduire un nouveau vaccin en République démocratique du Congo. La critique de la décision présidentielle que fait le docteur Oly Ilunga désormais ex-ministre de la Santé, montre l’étendue des enjeux autour de l’épidémie, mais également les différences d’approches face à une épidémie, sujet éminemment politique.  

L’épidémie d’Ebola de l’est de la RDC a touché la grande ville Goma. Un cas mortel y a été détecté et c’est ce qui a motivé la décision du directeur général de l’OMS de déclarer l’urgence sanitaire mondiale. Le Sénégal doit se préparer à gérer l’éventualité de l’importation de cas. Au-delà de la préparation des équipes sanitaires à la détection et la prise en charge des cas éventuels, il y a la préparation politique et dans le cas d’espèce la communication ne doit pas souffrir d’impairs de communication. Le contrôle des images à diffuser sur les médias nationaux doit être une exigence. Les images de l’évacuation du médecin américain Dr Rick Sacra contaminé par le virus d’Ebola lors de l’épidémie d’Afrique de l’Ouest de 2014-2016 étaient rassurantes pour l’opinion publique américaine. Par contre, elles ne pouvaient qu’être inquiétantes pour les Africains, car on y voyait un déploiement de moyens hors de portée de leurs systèmes de santé. Informer juste et vrai, mais en toute responsabilité, car les temps d’épidémies à forte létalité sont des temps troubles où les instincts les plus grégaires des hommes trouvent des exutoires. Mais cela ne doit pas être le prétexte à la prise de mesures inconsidérées telles que la restriction à la libre circulation des personnes et au commerce comme cela a été fait par notre gouvernement pendant l’épidémie d’Ebola d’Afrique de l’Ouest de 2014-2016 avec la fermeture de la frontière avec la Guinée.

Où en est la « lutte contre la pauvreté » ?

En juin 2000, le Sénégal se mettait d’accord avec les Institutions financières internationales (IFI) notamment le Fonds monétaire international (FMI) dans le cadre de l’Initiative pays pauvres très endettés (PPTE), pour engager des « réformes structurelles » et « lutter contre la pauvreté ». Cet accord dit « point de décision » dans le jargon des IFI, permettait au Sénégal de bénéficier d’un allégement de dette de 488 millions de dollars en valeur actualisée nette à fin 1998. En avril 2004, le Sénégal en atteignait « le point d’achèvement ». En conséquence, les Conseils d’administration du FMI et de la Banque mondiale approuvaient un nouvel allégement de dette de 488 millions de dollars en valeur actualisée nette à fin 1998. Pour faire face à ses engagements liés aux allégements de dette, le Sénégal a depuis engagé des programmes de lutte contre la pauvreté. Ainsi en 2003 le Sénégal lançait un plan de lutte contre la pauvreté, le Document de Stratégie pour la Réduction de la Pauvreté, DSRP-I, qui couvrait la période 2003-2005. Suivront le DSRP II  2006-2010, puis en 2011, le Document de Politique Économique et Social (DPES) qui devait couvrir la période 2011-2015. Il sera révisé à la faveur de l’alternance de 2012 et prendra le nom de Stratégie nationale de développement économique et social (SNDES) 2013 -2017. Mais en 2014, le gouvernement actualise cette stratégie et la nomme Plan Sénégal émergent (PSE). Ce plan ne diffère pas beaucoup des précédents puisque sa raison d’être part du constat que « la baisse de l’incidence de la pauvreté s’est avérée particulièrement faible » et les objectifs qu’il poursuit ne sont pas d’une grande originalité quand on les compare aux autres aux autres programmes. La différence se situe aux mécanismes de financement : le PSE fait appel aux marchés là où les autres plans ont misé sur la mobilisation des ressources internes et les prêts concessionnels.  

De l’Initiative PPTE à la lutte contre la pauvreté

Pour répondre aux besoins de données pour la mise en place de ces stratégies, les services de statistiques de l’État ont réalisé deux Enquêtes sénégalaises auprès des ménages (ESAM) en 1994/95 et 2001/01 qui ont permis de calculer les premiers indicateurs de pauvreté. Ensuite deux autres Enquêtes de Suivi de la Pauvreté au Sénégal (ESPS) en 2005/06 et en 2011 ont été menées. Les ESPS ont eu pour objectif de produire des indicateurs d’appréciation (incidence, profondeur et sévérité de la pauvreté) des changements intervenus dans le temps, en relation avec les politiques, programmes et projets mis en place par l’État.  La méthode utilisée pour ces enquêtes a été celle du Coût des Besoins Essentiels (CBE). Le seuil de pauvreté a utilisé un seuil alimentaire (fixé à 2400 kilocalories, par équivalent adulte et par jour) et a été complété par un seuil non alimentaire, déterminé par la dépense non alimentaire des ménages en par rapport à la ligne de pauvreté alimentaire. C’est la somme des deux seuils qui a donné le seuil de pauvreté total.

Entre 1994 et 2011, le rythme de réduction de la pauvreté a évolué. En effet, la proportion d’individus vivant en dessous du seuil de pauvreté a connu une baisse, passant de 55,2% en 2001 à 48,3% en 2005, avant d’atteindre 46,7% en 2011.  L’enquête de 2011, a montré que la pauvreté est plus élevée en zone rurale avec une proportion de 57,1% contre 41,2% dans les autres zones urbaines et 26,1% à Dakar. La pauvreté subjective mesurée en demandant aux ménages de donner leur propre appréciation de leurs conditions de vie a été estimée à 48,6%. Les taux de pauvreté subjective et monétaire ne s’écartent pas trop et sont dans les mêmes intervalles de confiance car le taux de pauvreté monétaire est estimé à 46,7%. Le taux d’occupation était à 43,8%, ce qui signifie que sur 100 personnes en âge de travailler, moins de 44 occupent un emploi.  Environ 16% des ménages ne disposent pas de toilettes dans leur logement et font leurs besoins dans la nature (13,0%) ou dans des lieux publics. Un peu plus d’un ménage sur dix est branché à l’égout (15,2%), 37,0% utilisent principalement des chasses d’eau avec fosse septique et 10,8% disposent de latrines couvertes. Le reste des ménages (environ 30%) utilisent des toilettes non protégées comme des cuvettes/seaux, des latrines non couvertes ou d’autres types de toilettes. En ce qui concerne l’accès à l’électricité, les résultats mettent en évidence des disparités importantes selon le milieu de résidence. Le milieu rural est nettement plus défavorisé avec seulement 24,9 % des ménages qui utilisent l’électricité comme mode d’éclairage, contre 93,8 % à Dakar urbain et 82,5% dans les autres centres urbains.  Du point de vue de la protection sociale, l’analyse de la situation révèle un pourcentage de la population active occupée affilié à un système de couverture médicale de 6,4%.

De faibles progrès et un instrument de mesure saboté

L’approche qui sous-tend la lutte contre la pauvreté depuis le DRSP I est fondée sur le postulat que les forces du marché sont les mieux à même de favoriser la croissance économique qui elle-même est confondue avec le développement. L’idée forte de cette théorie est que la croissance économique est favorable à la création d’emploi et au développement humain compris comme réducteur de la pauvreté. Pour ce faire, il faut libéraliser le commerce, déréguler le secteur financier, réduire la sphère d’intervention de l’État. Plusieurs décennies de ces politiques ont donné des résultats plus que décevants. Depuis 2015, selon les statistiques, le Sénégal a une croissance économique supérieure à 6,5% par an. Le pouvoir se vante d’avoir amélioré les conditions de vie des populations grâce à des programmes tels que le PUDC, PUMA, la CMU etc. On voudrait bien le croire, mais il n’y a aucune donnée probante pour cela. Il faut que le gouvernement permette à l’Agence nationale de démographie et de statistiques (ANDS) de faire une nouvelle enquête sur la pauvreté et de mettre en place des indicateurs de mesures d’impacts des politiques publiques. C’était une promesse de l’ANDS en 2013 après la publication des résultats définitifs de l’ESPS 2011. Si elle ne l’a pas fait à ce jour, c’est parce qu’elle n’en a jamais eu les moyens.

Les déterminants de la baisse de la fécondité au Sénégal

Dans quelques semaines, cela fera quarante cinq ans que s’est tenue la Conférence mondiale sur la population de Bucarest (19 au 30 août 1974). Cette conférence était une première en ce sens qu’elle s’ouvrait à des représentants de gouvernements des pays membres de l’ONU au lieu d’être une conférence exclusivement réservée aux experts. Ce fut un évènement épique par l’âpreté des débats, les passes d’armes et les noms d’oiseaux échangés entre certains délégués. Pour camper l’ambiance et le débat de manière ramassée on dira que deux camps se sont affrontés : les néo-malthusiens et les développementalistes. Dans le premier on retrouvait comme tête de pont la délégation américaine, remontée comme une pendule suisse, et persuadée de l’imminence d’une catastrophe du fait de l’explosion de la « bombe démographique » que constitue la croissance de la population du Tiers monde. Pour eux, une seule solution : la mise en place du planning familial par tous les moyens y compris ceux que l’économiste Indien et prix de Nobel d’économie Amartya Sen a désigné pour le dénoncer sous le vocable de « contrôle » c’est-à-dire l’utilisation de mesures drastiques pour contraindre les gens à avoir moins d’enfants. Pour les tenants de cette approche, imposer la contraception à des personnes qui s’y opposent se justifiaient par l’urgence. Dans le second camp se trouvait les développementalistes. Pour eux, seules des politiques vigoureuses en faveur du développement pouvaient permettre aux pays du Sud de sortir de leur situation, le développement socio-économique entraînant la réduction de leur fécondité d’où le slogan : « le développement est le meilleur contraceptif ». Malgré les nombreuses controverses qui ont émaillé la Conférence des résultats en ont émergés notamment l’adoption en 1975 du plan d’action mondiale sur la population.

Dans les années qui ont suivi la Conférence de Bucarest, les pays de la sous région sahélienne ont mis en place des programmes et politiques de population spécifiques. Ceux ci visaient essentiellement à réduire la mortalité et à ralentir l’exode rural. Les taux de fécondité ont suscité moins d’intérêt sauf au Sénégal et en Éthiopie. L’État sénégalais a mis en place des actions concrètes pour faire reculer la natalité. Le planning familial dont certains programmes au Sénégal étaient antérieurs à la Conférence de Bucarest a été renforcé. Mais à aucun moment le Sénégal n’a utilisé des politiques de « contrôle ». Il y a à cet état de fait au moins deux raisons : la première est liée aux options politiques et éthiques des dirigeants de l’État, l’autre est en rapport avec le manque de légitimité et de moyens de l’État postcolonial sénégalais pour aller si loin dans ce que Michel Foucault nomme le biopouvoir. L’approche du Sénégal a donc été celle de la « collaboration » c’est-à-dire par la mise en place de choix de programmes de planification et la création d’espaces de dialogue autour de ces questions. Mais c’était une question très sensible et certains segments de la société civile notamment l’Église catholique n’ont pas manqué de critiquer certains aspects du planning familial qu’elle jugeait « agressive dans un pays où un enfant sur deux meurt avant l’âge de cinq ».

Une politique de collaboration

À la fin des années 1970, le niveau global de la fécondité était sensiblement le même dans l’ensemble du pays. L’indice synthétique de fécondité (ISF) c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants qu’aurait une femme à la fin de sa vie féconde si les conditions du moment demeurent constantes au cours de la vie de procréation, variait selon les régions de 7,1 à 7,4 enfants. Depuis, le déclin de la fécondité est plus hétérogène. Dans l’Enquête démographique et de santé (EDS) II de 1992-1993, l’ISF va de 5,6 enfants par femme dans l’Ouest (régions de Dakar et de Thiès) et de à 6,6 dans le nord-est (régions de Saint Louis et Tambacounda). Dans la dernière enquête en date, l’Enquête démographique et de santé Continue (EDS-Continue) 2017, dont les résultats ont été publiés en septembre 2018, l’ISF est de 4,6 enfants. Autrement dit, une femme a, en moyenne, 4,6 enfants à la fin de sa vie féconde. L’ISF varie sensiblement selon la région de 3 enfants à Dakar à 6,4 enfants dans les régions de Sédhiou et de Kédougou. Cet indice a baissé au plan national lentement mais régulièrement de 6,4 enfants en 1986 à 4,6 en 2017. Il varie selon le milieu de résidence, passant de 3,4 enfants par femme en milieu urbain à 5,9 enfants par femme en milieu rural.

Selon le démographe Gilles Pison, la tendance au retard au premier mariage explique ces changements dans la fécondité au Sénégal. Certes dans certaines régions du Sénégal, notamment dans une partie de la Casamance, les femmes se sont toujours mariées relativement tard. Néanmoins la tendance générale au retard du premier mariage a probablement débuté à Dakar au début des années 1980 pour se répandre dans les autres zones urbaines. Il y a un lien étroit entre la pratique des mariages plus tardifs et l’instruction formelle, bien qu’apparaissent des signes de changement même chez les femmes n’ayant jamais fréquenté l’école. La baisse de la fécondité ne doit pas grand-chose ni à la réduction de la taille idéale de la famille ni à l’augmentation de la pratique de la contraception moderne. Cette dernière n’a connu qu’un succès mitigé dans l’ensemble du pays. La proportion de femmes mariées qui recourent est passée de 1 à 5 % entre 1978 et 1992 1993. En 2017, plus d’un quart des femmes en union (28 %) utilisent une méthode contraceptive quelconque et 26 % utilisent une méthode moderne. Les injectables sont la méthode la plus fréquemment utilisée (10 %), suivie par les implants (8 %), la pilule (4 %) et les dispositifs contraceptifs intra-utérins (DIU) (2 %). La comparaison avec les résultats des phases précédentes de l’EDS-Continue montre que la prévalence contraceptive moderne parmi les femmes en union ne cesse d’augmenter, passant de 16 % en 2012-2013 à 26 % en 2016. L’utilisation des méthodes contraceptives modernes chez les femmes en union est plus élevée en milieu urbain (37 %) qu’en milieu rural (19 %). C’est à Dakar que l’utilisation des méthodes contraceptives modernes est la plus élevée (42 %). Par contre, c’est dans la région de Matam qu’elle est la plus faible (10 %). La demande totale en planification familiale au Sénégal atteint 50 %. Plus d’un tiers (36 %) des femmes de 15-49 ans en union déclarent qu’elles veulent différer une naissance de deux ans ou plus. Quatorze pour cent déclarent qu’elles ne veulent plus d’enfants. Les femmes qui veulent espacer ou limiter les enfants ont une demande en planification familiale.  Dans une étude menée dans le district sanitaire de Mbacké une équité de la faculté de l’université Cheikh Anta Diop a montré que l’utilisation de la contraception est fortement corrélée à un pouvoir de décision, un niveau d’études secondaires ou supérieures, des connaissances sur la contraception moderne, une activité génératrice de revenus et une satisfaction sur la qualité des prestations de la contraception.

La fécondité reflet des timides progrès  dans le développement socioéconomique

La baisse de la fécondité qu’a connue le Sénégal ne ressemble pas à ce qui s’est passé depuis dans certains pays d’Afrique subsaharienne notamment au Botswana, Kenya et Zimbabwe. Dans ces pays la transition de la fécondité va de pair avec une utilisation accrue de contraceptifs modernes. Au Sénégal, la baisse de la fécondité résulte de la tendance à se marier plus tard. Le modèle sénégalais se rapproche de celui qu’a connu certains pays d’Afrique du Nord (Algérie, Égypte et Tunisie). Dans ces pays la première phase de baisse de leur fécondité a été attribué au recul de l’âge au premier mariage.  Cette phase a été suivie rapidement par une seconde, marquée par une baisse substantielle de la demande d’enfants associée à une hausse correspondante du recours à la contraception moderne par des femmes mariées. Le Sénégal ne s’est pas encore engagé dans cette voie et l’explication la plus plausible tient dans le fait que pour le moment en termes de développement et de d’autonomisation des femmes dès progrès restent à faire. Ce sont ces progrès qui dans un environnement non coercitif et de baisse de la mortalité infanto-juvénile permettent de faire les arbitrages sur le nombre d’enfants désirés. En définitive les progrès dans la baisse de la fécondité au Sénégal suivent ceux du développement socio-économique (niveau d’instruction des femmes, accès au marché du travail) et c’est pourquoi ils sont si timides.   

Le vent, la girouette et le Sénégal

Les nouveaux théoriciens sont de sortie ! Pour eux, la lutte finale est enclenchée au Sénégal et elle oppose les tenants du « capitalisme d’État » à ceux du « capitalisme libéral » ! Comme nous sommes en mode « fast track », ils ne jugent pas nécessaire d’expliciter les concepts qu’ils manient. La déclamation vaut démonstration ! Comme Senghor, ils disent « il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe ». Pour nos nouveaux théoriciens, en cette année 2019, nous sommes dans un système de « capitalisme d’État » grâce à Sa Grandeur le président Macky Sall. Les opposants de l’heure sont eux mis dans la catégorie des adeptes du « capitalisme libéral » et sont traités avec morgue « d’apatrides ». Dans cet embrouillamini conceptuel, politique et économique ; il n’est pas de trop de vouloir revisiter l’histoire économique et sociale du pays, d’en montrer les césures et aussi de préciser le sens à donner à des qualificatifs qui ne sont en l’espèce qu’un épais écran de fumée destinée à masquer un renoncement et la défense d’intérêts particuliers.

Si le capitalisme se caractérise par la recherche du profit ou encore le salariat, il ne peut s’y résoudre. Ce qui le distingue des autres systèmes économiques que l’humanité a connus, c’est la priorité qu’il donne à une accumulation illimitée du capital. Dans ce système, les hommes et les entreprises accumulent du capital dans le but d’en accumuler. La logique est poussée à son extrême en pénalisant ceux qui ne s’y conforment pas. Le « capitalisme d’État » est un système économique dans lequel l’État contrôle une part essentielle, voire totale, du capital, de l’industrie, des entreprises. C’est un système dirigiste où tout ou partie des moyens de production sont légalement la propriété de l’État ou autrement sous le contrôle d’organismes publics. Ce capitalisme se différencie du capitalisme « privé » ou libéralisme dans lequel les moyens de production échappent à la puissance publique. C’est là qu’on peut s’étonner de la volonté des nouveaux théoriciens de dire qu’au Sénégal nous sommes dans un système de « capitalisme d’État ». Quand on considère les vingt premières entreprises sénégalaises pour leurs chiffres d’affaires et/ou leurs capitalisations boursières, seules deux d’entre elles sont contrôlées par l’État sénégalais ou des capitaux publics. Depuis 2012, année d’arrivée au pouvoir Macky Sall, une seule entreprise a été nationalisée : c’est la Sonacos. C’est donc dire que si l’on prend la propriété des moyens de production comme critère, il est contraire à la réalité d’affirmer que nous sommes dans un système de « capitalisme d’État ». En faisant la concession d’entendre par « capitalisme d’État » un système dans lequel le capitalisme privé à une forte dépendance vis-à-vis de l’État, la situation actuelle du Sénégal ne correspond en rien au vocable de nos nouveaux théoriciens. Toutes les réformes entreprises depuis la mise sous coupe réglée de l’économie sénégalaise par les Institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ont consisté à réduire le périmètre d’intervention de l’État. Le gouvernement ne cesse de se vanter du degré d’ouverture de l’économie, reconnaissant de la sorte qu’il a renoncé à tout protectionnisme même pour créer une filière industrielle. Les seules possibilités qu’utilise l’État sont l’investissement public et celles-ci suivent le plus souvent ce que les institutions financières internationales considèrent comme prioritaire. Ces dernières années la mode a été de financer des infrastructures surdimensionnées et ne répondant pas nécessairement à des besoins prioritaires.

 S’il n’est nullement ici de discuter les controverses ayant opposé Lénine à Ossinski ou Boukharine il est utile de rappeler aux nouveaux théoriciens que pour les bolcheviks le « capitalisme d’État » est une étape vers le socialisme. Qu’ils fassent de Macky Sall le nouveau Lénine et du Sénégal un pays sur la voie du socialisme nous renseigne sur leur capacité d’auto persuasion. La réalité est bien différente. L’économiste Gaye Daffé et le politiste Momar-Coumba Diop faisant la synthèse des recherches les plus robustes sur l’histoire économique du Sénégal, distingue deux périodes depuis l’indépendance du pays. La première va de 1960 à 1979 et est caractérisée par le rôle central que joue l’État dans l’économie puisqu’il est en même temps et successivement stratège et entrepreneur. C’est le temps de l’ambition du développement autocentré et orienté vers le marché intérieur avec la priorité donnée à l’industrialisation. La seconde période est celle qui va des 1980 à nos jours.  Elle est caractérisée par la libéralisation de l’économie et la promotion du secteur privé. Le trait saillant et caractéristique de cette période est le rôle central que les IFI y jouent. Macky Sall n’a rien changé à cette réalité et au contraire, il n’a cessé de la renforcer par de nouveaux accords avec les IFI. Le premier axe du Plan Sénégal émergent (PSE) le dit sans ambages en préconisant « une transformation structurelle de l’économie à travers … une forte capacité d’exportation et d’attraction des investissements ». Il y a une continuité entre le PSE, Stratégie nationale de développement économique et social (SNDES), la Stratégie de croissance accélérée (SCA), les deux générations de Documents de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP). Elles portent toutes la marque des inspirations néolibérales des IFI.

Les nouveaux théoriciens ont une imagination très fertile dès qu’il s’agit de justifier leurs choix et alliances politiques. Puisant dans l’histoire du mouvement socialiste des références qui n’ont aucun rapport avec les enjeux actuels au Sénégal, ils veulent faire croire que leur démarche s’inscrit dans cette orthodoxie. Ils sont comme la girouette prétentieuse qui dit qu’elle dirige le vent.

La LFR 2019 et ses mots

La politique est parfois histoire de mots, une guerre sémantique. La semaine dernière, le vote de la loi des finances rectificative (LFR) 2019 nous en a apporté une preuve. Comment nommer le train de mesures budgétaires contenu dans cette loi ? Pour l’opposition, il ne fait aucun doute : il s’agit d’un ajustement structurel ! Le pouvoir a parfois concédé qu’il s’agit d’un « réajustement », mais à aucun moment il n’a voulu emboucher la même trompette que l’opposition. On peut le comprendre, car le terme est connoté négativement au Sénégal et en Afrique de manière générale. Dans la mémoire des classes moyennes sénégalaises, les premiers programmes d’ajustement structurel marquent la limite entre deux périodes que le sociologue Mamadou dit Ndongo Dimé distingue, en « jamonoy twist* » et « jamonoy xoslu** ».  

Les programmes d’ajustement structurel (PAS) ont commencé en Afrique à la fin des années 1970. Le Sénégal a été l’un des premiers pays africains à subir les thérapies de choc des Institutions financières internationales (IFI)qui inspirent et pilotent ces programmes. Leur diagnostic, partagé par de nombreux Africains était que la situation économique s’était beaucoup dégradée du fait d’une détérioration des termes de l’échange et une forte réduction de l’accès aux capitaux étrangers en rapport avec la crise de la dette. C’était le seul consensus entre les IFI et les Africains.  Pour les IFI les raisons de la stagnation et du recul se trouvaient dans le rôle prépondérant de l’État postcolonial dans la production et dans la réglementation de l’activité économique ; des monnaies surévaluées ; des déficits budgétaires importants et persistants ; des politiques commerciales protectionnistes et des monopoles d’État entravant la concurrence indispensable pour stimuler la productivité, etc.  Les remèdes qui seront administrés vont aller dans le sens du démantèlement des embryons d’État social, la dérégulation, la privatisation, la maîtrise de l’inflation ; la pratique de taux de change et des déficits budgétaires « compétitifs ». Ce corpus de mesures ultralibérales fortement inspirées de l’idéologie de l’école de Chicago sera désigné sous le nom de consensus de Washington.  Ces programmes ont eu des coûts sociaux dramatiques et n’ont changé ni la structure économique ni le mode d’insertion de l’Afrique dans l’économie mondiale. Au Sénégal, les sociétés d’encadrement du monde rural ont été démantelées, la nouvelle politique industrielle (NPI) a eu raison du tissu industriel, les secteurs sociaux ont connu un sous-investissement avec comme conséquence des reculs dans l’accumulation du capital humain. Les PAS étaient censés réduire la pauvreté en accélérant la croissance économique grâce à la libéralisation et grâce à une modification des prix relatifs en faveur des produits agricoles (exportés). Devant leur échec et sous la pression de nombreuses organisations internationales et des résistances locales, les IFI vont modifier leur approche et c’est ce qui a conduit à ce que certains économistes appellent le « nouveau consensus de Washington ». Ce nouveau paradigme diffère du précédent en ce qu’il reconnaît à l’État un rôle central dans la lutte contre la pauvreté.

La lecture du projet de loi adoptée le 30 juin 2019 par l’Assemblée nationale est assez déconcertante ! À la place de la prose technocratique à laquelle on aurait pu s’attendre, on a un texte qui emprunte beaucoup, notamment dans l’exposé des motifs, au style des tracts de section locale de parti unique africain des années 1970. On y apprend que la LFR s’explique par un « environnement incertain » marqué au plan externe par les tensions géopolitiques dans le golfe, la « guerre commerciale » entre les États-Unis et la Chine, l’éventualité d’un Brexit sans accords. Au plan interne, l’explication se trouve dans les réformes institutionnelles et ces « deux mesures phares » : resserrement de l’équipe gouvernementale et suppression du poste de Premier ministre. On peut s’étonner qu’aucune mention de la dégradation de l’environnement sécuritaire dans le Sahel ne soit faite. Ce que l’on peut retenir du document, c’est que le gouvernement renonce à soutenir, comme auparavant, les prix de certains hydrocarbures.  Il s’y ajoute des changements dans les droits indirects et de nouveaux impôts. Le Sénégal a obtenu du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque africaine de développement un appui budgétaire de plus de 200 milliards.   Cela veut dire que ces institutions vont transférer directement des fonds vers le budget national, en contrepartie le Sénégal s’engage à accepter leurs recommandations et à se soumettre à une évaluation des résultats. Quand on ajoute à ces mesures le gel des salaires annoncé par le président aux syndicats le 1er mai 2019, on peut affirmer que le tournant de l’austérité est pris.

Les politiques économiques menées au Sénégal depuis le Plan à court terme de stabilisation 1979- 1980 ne dérogent pas à la logique de la doxa néolibérale des IFI. La Nouvelle politique agricole (NPA), la Nouvelle politique industrielle (NPI), la Stratégie de croissance accélérée (SCA), le Plan Sénégal émergent (PSE), tous ces programmes qui ont marqué l’histoire économique du pays depuis quatre décennies s’inscrivent en droite ligne des recommandations du consensus de Washington ou du nouveau consensus de Washington. Notre économie n’a jamais cessé d’être ajustée !  La LFR 2019 est une série de tours de vis dans l’ajustement. Pour la première fois depuis le Plan d’urgence Sakho/Loum de 1993, le Sénégal se retrouve dans une situation où ses marges de manœuvre budgétaires sont très réduites. Les mesures de la LNR 2019 suffiront-elles à rétablir les équilibres que les marchés financiers apprécient ? Sinon, comment réagiront les créanciers du Sénégal ?   

* Le temps de l’insouciance ** le temps de la galère