L’Europe désespérément

Combien sont-ils ? 400, 500, 800 ? Les associations comme Alarm Phone[1] ont signalé qu’en une semaine, à la fin du mois d’octobre, au moins 480 candidats à l’émigration sont morts ou portés disparus au large des côtes sénégalaises. L’Organisation internationale des migrations (OIM) a fait état de 140 victimes au cours d’un seul naufrage au large de Mbour fin octobre, chiffre contestée par l’État sénégalais. Le gouvernement n’a pas donné le nombre de naufragés et son porte-parole, Abdou Latif Coulibaly, invité de l’émission le Grand Jury de la RFM le dimanche 15 novembre 2020 s’est adonné à son exercice favori : l’arrogance matinée d’un verbiage creux. Et comme, expression de ce gouvernement de renoncement national et d’une élite déconnectée des réalités sénégalaises, monsieur Coulibaly de dire « qu’il est impossible » de faire un bilan de ces drames. Dans sa diatribe contre les « émotifs », il épingla l’Organisation des Nations unies (ONU) accusée d’avoir fait « preuve de légèretés… comme souvent » en se prononçant sur cet évènement. Espérons que Abdou Latif Coulibaly, comme porte-parole du gouvernement, n’aura jamais à se prononcer sur un éventuel problème avec la Mauritanie. Avec les autorités de ce pays, nos relations sont parfois très compliquées et la communication doit être par conséquent plus maîtrisée. Le 24 novembre 2020, appelé à préciser le nombre de victimes de ces tragédies, le nouveau ministre de l’Intérieur, Antoine Félix Diome a déclaré que « l’objectif du Gouvernement n’est pas de dénombrer des morts, mais de trouver des solutions aux problèmes qui se posent aux Sénégalais ». Il est avéré que la désinvolture est la marque de ce gouvernement.

« Mal nommer les choses, c’est rajouter du malheur au monde » Albert Camus

Face à ces drames, la société sénégalaise a montré plus d’empathie que le gouvernement et son porte-parole. Les responsables des différents cultes se sont prononcés en des termes qui, sans doute, ont apporté du baume au cœur des familles éplorées. Un collectif associatif a organisé un « deuil virtuel ». À Dakar, le samedi 21 novembre 2020, une centaine de personnes ont défilé en silence en hommage aux victimes et ont appelé les autorités et les citoyens à réagir. Le président de la République n’a pas encore pris la parole pour évoquer le sujet. Nous sommes invités à nous satisfaire des déclarations de ses ministres et les communiqués du Conseil des ministres. Personnellement, depuis que j’ai vu Macky Sall arrivé dans la ville de Keur Massar inondée, en costume bleu, chemise blanche et mocassins j’ai compris : nous avons perdu le président de la République ! Nous avons dorénavant un monarque à qui les courtisans soufflent tous les jours qu’il est de droit divin.

Ces drames ont été l’occasion aussi de débat sur la nature des évènements en eux même et aussi sur le devenir du pays et la place de la jeunesse dans notre société. Il ne me semble pas conforme à la description la plus fidèle de dire que les jeunes qui meurent en tentant de rejoindre l’Europe par des embarcations insuffisamment adaptées à la traversée de l’Atlantique sont suicidaires. Toutes les personnes qui s’engagent dans ces entreprises le font avec l’espoir de rejoindre ce qu’ils considèrent comme « la terre des possibles ». Elles prennent les dispositions de la majorité des Sénégalais quand elles vont affronter une situation qui sort de l’ordinaire. Sollicitations de prières auprès des parents et du guide religieux ! Visite à l’homme-qui — parle-aux-génies pour avoir le talisman protecteur. Autant de démarches qui ne sont pas celles des « suicidaires ». Ils prennent d’énormes risques pour forcer leurs destins afin que les regards portés sur eux changent. Certes, ils utilisent l’énergie du désespoir dans la quête de ce qu’ils croient être le chemin de l’espérance, mais  y voir une attitude d’autodestruction ne me semble pas conforme à la réalité. Si nous voulons que ces drames cessent, commençons par bien les nommer et  comprendre leurs significations.

« Dem ngir daffa wara nekk gorr done Goorgoolou/ Partir car la dignité passe par de la débrouillardise » Youssou Ndour

La chanson Dem qui ouvre l’album The Guide (Wommat)[2] de Youssou Ndour est une clé de lecture de ce que nous vivons. Les paroles du refrain (ci-dessous) et le clip traduisent le désarroi d’une partie de la jeunesse qui voit en l’émigration la seule chance de s’en sortir.    

Dem dem, dem fan ? /Partir partir, où aller ?

Dem ndax lan ? Baye ako mom/Pourquoi partir ? C’est la propriété du père.

Dem nguir xeer bou barri bi/Partir à cause de ce sol pierreux

Dem ndax teen boh neex bi/ Partir parce que le puits qui donne cette eau si douce

Teh rapp rek noom noo siy naan/ Il n’y a que les génies de la nuit qui y boivent

Nach bi lakkatouma taw bi barrewoul/Le soleil ne brûle plus ma peau et il ne pleut plus

Dem ngir bokk bol menou fee am/ Partir parce qu’il n’y a plus de solidarité

Dem ngir daffa wara nekk gorr done Goorgoolou/ Partir car la dignité passe par de la débrouillardise

Depuis le début des années 2000, chaque année des milliers de jeunes Africains tentent de rallier l’Europe par divers moyens. En plus du trajet passant le désert, les côtes magrébines et la traversée de la Méditerranée nous avons la voie partant des côtes sénégambiennes et mauritaniennes pour rejoindre les îles Canaries. Ce phénomène qu’on a appelé au Sénégal Barça ou Barsac (voir Barcelone ou mourir) n’est pas sans rapport avec la crise dans le secteur de la pêche. Les ressources en poisson excessivement exploitées sont devenues rares. Selon les chercheurs, près de 15 000 pêcheurs migrants originaires de la Casamance, de la petite ou de la grande côte, affrètent des pirogues, chaque année, vers des destinations toujours plus lointaines. La raréfaction des bancs de poissons force les pêcheurs sénégalais à étendre leurs zones de pêche, parfois en conflit avec d’autres populations côtières. La pêche ne nourrit plus son homme. Ce phénomène résulte de l’activité des flottes de pêche étrangères, en particulier européennes, chinoises et russes dans les eaux sénégalaises. Les accords de pêche qui permettent aux chalutiers européens de pêcher dans les eaux sénégalaises si elles se font avec des aides compensatoires qui permettent les équilibres macroéconomiques ne sont pas sans conséquence sur le développement des pêcheries locales et des écosystèmes marins. Ces accords ont été accusés à juste titre de nourrir, par un effet d’éviction, les filières d’émigration clandestine. La preuve : les voyages sont effectués sur des embarcations dont les barreurs sont des marins-pêcheurs reconvertis en passeurs.

« Le cynisme, c’est comme la nicotine, ça tache. » André Brink

Les questions éthiques que soulèvent ces drames ne doivent pas nous faire perdre de vue l’économie politique des migrations vers l’Europe. Les personnes qui tentent d’émigrer dans ces conditions ne sont pas des migrants appauvris et privés de tout, issus de la pression démographique. Ce sont des gens qui peuvent profiter des perspectives d’emploi offertes par les pays européens. L’explication des poussées migratoires accrues de ces dernières années doit plus à la mondialisation capitaliste qu’à la simple croissance démographique ou à l’incurie de nos gouvernants. L’Europe qui a besoin de bras fait comme si ce n’est pas le cas. Elle met cyniquement en place des mécanismes de contrôles qui loin de tarir les flux migratoires, les rendent coûteux en vies humaines. L’État sénégalais a la responsabilité de la sécurité des citoyens y compris quand leurs actes délibérés sont en cause. Il y a un devoir de protection des Sénégalais qui incombe à la puissance publique. Dans les drames que nous avons vécus, faut-il parler de faillite du renseignement intérieur ou cynisme ?


[1]  Alarm Phone est une ONG qui apporte une assistance téléphonique pour les personnes en situation de détresse en mer Méditerranée.

[2]  The Guide (Wommat)1994  Sony Music Entertainment INC

Macky Sall, la politique de la terre brûlée et le Sénégal

La Constitution du Sénégal donne des pouvoirs exorbitants au Président de la République. C’est un monarque absolu que nous élisons (parfois) tous les cinq ou sept ans selon l’opportunisme politique ou l’humeur réformatrice de la loi fondamentale du patron de l’exécutif en place. Le chef de l’État nomme à tous les emplois civiles et militaires. Mis à part le droit de vie et de mort sur les citoyens, il y a peu de prérogatives qui lui échappent. Signe de cette puissance, au parlement, les députés de la majorité n’hésitent pas à dire qu’ils sont au service du président. Il commande et les juges exécutent sa volonté. Le pouvoir présidentiel est tel qu’il arrive que la société civile sollicite son arbitrage pour des questions qui n’entrent pas dans ses prérogatives. Qui ne se souvient pas de l’appel à Macky Sall de ce dignitaire qui voulait qu’il désigne le leader de sa famille religieuse ? Il n’y a pas de contre-pouvoir institutionnel à celui du président. Dans un monde de plus en plus complexe, le président fait remonter à lui les plus banales des questions nourrissant l’illusion qu’il est omniscient et omnipotent. À cette « gouvernance » d’un autre âge, il ajoute un autre signe d’archaïsme, la volonté d’instaurer un monolithisme politique de fait.

Un exercice du pouvoir archaïque

Il y a vingt mois, Macky Sall était réélu au 1er tour de la présidentielle avec 58 % des suffrages exprimés. Ses adversaires qui avaient fortement critiqué et dénoncé le processus électoral et le scrutin en lui-même avaient néanmoins pris acte des résultats proclamés par le Conseil Constitutionnel. Leur seul acte de défiance a été le refus de le féliciter. Macky Sall en avait peut-être pris ombrage, mais seuls les usages et « les bonnes manières » exigent que les perdants fassent un tel geste. La loi n’impose aucun impératif en la matière. C’est donc un président Sall dans la configuration de l’entame de son premier mandat qui inaugurait son deuxième et dernier mandat à la tête de l’État le 2 avril 2019. Une scène politique pacifiée, une opposition qui ne conteste pas sa légitimité en mobilisant la rue. Cette configuration n’est pas fréquente. En vingt ans de pouvoir, Abdou Diouf n’a pas eu cette chance. Abdoulaye Wade n’en a bénéficié qu’à l’entame de son premier mandat en 2000. C’est donc dire que le président avait plus que tous ses prédécesseurs l’occasion d’asseoir le caractère apaisé de la démocratie sénégalaise en se mettant au travail et en laissant le soin à l’opposition de s’organiser et se préparer à une éventuelle alternance.   

Alors qu’il avait fait campagne en vantant les mérites de la Constitution et promis d’impulser des réformes dans les domaines économique et social pour mieux répartir les fruits de la croissance, Macky Sall posait comme premier acte de gouvernement de son quinquennat, une réforme constitutionnelle pour supprimer le poste de Premier ministre au nom du concept « fast track ». Quelques semaines plus tard, il lançait une concertation peu transparente sur ses objectifs et finalités qui a tenu en haleine un microcosme politique et médiatique déconnecté des réalités que vivent les classes populaires du pays.

Le gouvernement « d’ouverture et d’unité » : une manœuvre politicienne de courte vue

Le dimanche 1er novembre 2020, au terme d’un « dialogue politique » entamé en mai 2019, le président a procédé à la nomination d’une nouvelle équipe gouvernementale. Ce gouvernement dit « d’ouverture et d’unité » entérine l’arrivée dans la majorité présidentielle d’Idrissa Seck et de dissidents du Parti démocratique sénégalais (PDS) de l’ancien président Abdoulaye Wade. Selon les verbeux communicants du palais de l’avenue Léopold Sédar Senghor, ce remaniement tient compte « du contexte de la pandémie de la COVID-19, et de ses impacts » et vise à « imprimer une dynamique constructive d’innovation, de transformation, de réalisations et de changements nécessaires à l’accélération de l’émergence du Sénégal » le tout en mode « fast track ». Vaste programme ! La conséquence immédiate de cette nouvelle magouille politique est que les élections locales sont renvoyées aux calendes grecques. Après un Acte trois de la décentralisation dont le seul résultat a été l’affaiblissement institutionnel et opérationnel des collectivités locales, le pouvoir parachève son œuvre en portant un rude coup à la légitimité de ceux qui les incarnent. L’autre résultat est selon le journaliste Mandiambal Diagne, qui revendique l’amitié et la proximité de Macky Sall, la désorganisation de « l’opposition politique ». De tous ses adversaires à l’élection présidentielle de février 2020, il n’y a plus que Ousmane Sonko comme l’opposant. Khalifa Ababacar Sall, l’ancien député-maire de Dakar est pour le moment privé de ses droits civiques selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Les appareils politiques de gauche sont neutralisés dans la coalition présidentielle BBY et ne s’expriment que pourfendre ceux qui soutiennent les luttes sociales. Il n’y a pas de doute, ces manœuvres sont des réussites du point de vue de la tactique politique. Malheureusement, il s’agit d’un calcul de courte vue. Dans une démocratie libérale, les leaders de l’opposition ne sont que l’incarnation à un moment donné d’un courant d’opinion de défiance vis-à-vis de la politique menée. Ils ne font que capitaliser à leur compte le mécontentement populaire et les espoirs de changement aux prochaines échéances électorales.

Il y a chez Macky Sall une tactique de la terre brûlée préjudiciable à la démocratie sénégalaise, à l’État de droit et porteuse de risques pour la paix civile. Sa tendance à vouloir réduire « l’opposition à sa plus simple expression » prépare l’avènement d’un leadership nihiliste qui capitalisera à son compte le mécontentement populaire. Le Sénégal gronde, les Sénégalais sont en colère, les exemples d’aventures politiques existant dans la sous-région et dans le monde sont de nature à susciter des vocations. Le Président de la République serait bien avisé d’en tenir compte !

Un coup … chaos

Candidat à un troisième mandat contestable et contesté à la tête de la Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara a fini d’installer la chienlit dans le pays qu’il dirige d’une main de fer depuis dix ans. À la violence meurtrière de ces dernières semaines s’ajoutent depuis le samedi 31 octobre 2020 la crise politique et institutionnelle.

Au cours des mois qui ont précédé l’élection présidentielle du 31 octobre 2020, Alassane Ouattara le président ivoirien sortant, « candidat contre son gré » à un troisième mandat à la tête du pays n’a cessé de répéter qu’il va être élu au premier tour. Ses soutiens en ont fait un slogan : un coup KO !! KO est un anglicisme, synonyme de knock-out qui désigne en boxe la mise à terre plus de dix secondes d’un combattant à la suite d’un coup. L’utilisation de ce terme dans le lexique politique n’est pas nouvelle. En 2011, Yayi Boni l’avait utilisé dans sa campagne victorieuse à la présidentielle béninoise. Lui-même s’était doute inspirer de la campagne électorale du Parti socialiste et son candidat Abdou Diouf à la présidentielle 2000 au Sénégal. Ceux-là n’avaient pas été très inspiré puisque Diouf avait perdu au second tour contre Abdoulaye Wade. Les socialistes sénégalais avaient débuté leur campagne très tôt, … quatre ans avant le scrutin !! Le 30 mars 1996, le 13ème Congrès décidait d’être « sans débat », désignait Abdou Diouf comme candidat et lui promettait la victoire « dès le premier tour ». Comme, pour donner raison à célèbre réflexion de Virgile « Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre », de 1996 à Février 2020, ils ont répété ad nauseam leur slogan ! En février- mars 2000, la perspective du deuxième tour avait eût raison de leurs débatteurs les plus chevronnés. Certains d’entre eux déclenchaient l’hilarité sur les plateaux de télévision et dans les studios de radio en parlant de gagner … « dès le second tour » !!!

En marche vers la « catastrophe »

Le slogan d’Alassane Ouattara, n’est donc pas bien original. Cependant, à l’expérience on constate qu’il lui donne un sens bien nouveau. Du champ sémantique du folklore électoral ouest-africain, il glisse au glossaire de la tragédie politique africaine. Au Sénégal en l’an 2000, comme au Bénin en 2011, les processus électoraux s’étaient achevés par des chants et danses pour les vainqueurs. Abdou Diouf avait appelé Abdoulaye Wade pour le féliciter. Rien de tout cela en Côte d’Ivoire. Alassane Ouattara que la France a installé au pouvoir en avril 2011 à coups de bombe sur des populations civiles, au prétexte d’œuvrer pour « la démocratie en Afrique » a mis en place tous les ingrédients du chaos. Depuis sa volte-face spectaculaire et l’annonce de sa candidature le 6 août 2020, un cycle violence mortifère a été enclenché. Aux appels à la manifestation des opposants, le pouvoir a opposé la répression des forces de l’ordre et le déploiement de ses milices. Ces dernières semaines ce sont plusieurs dizaines de personnes qui ont été tués et des centaines blessées dans diverses violences orchestrées par les sbires de Ouattara. Grâce aux réseaux sociaux, les exactions sont documentées.

Aux différents appels au dialogue de la classe politique ou de la société civile, Alassane Ouattara a opposé une fin de non-recevoir.  L’ancien président Laurent Gbagbo qui a réitéré son fameux « asseyons-nous et discutons » n’a pas eu plus de succès malgré son avertissement de la « catastrophe » qui guette le pays. En dépit des différentes mises en garde, Alassane Ouattara a maintenu un scrutin qualifié par le Centre Carter de « non inclusif et boycotté qui laisse un pays fracturé ».