Dans quelques semaines, cela fera quarante cinq ans que s’est tenue la Conférence mondiale sur la population de Bucarest (19 au 30 août 1974). Cette conférence était une première en ce sens qu’elle s’ouvrait à des représentants de gouvernements des pays membres de l’ONU au lieu d’être une conférence exclusivement réservée aux experts. Ce fut un évènement épique par l’âpreté des débats, les passes d’armes et les noms d’oiseaux échangés entre certains délégués. Pour camper l’ambiance et le débat de manière ramassée on dira que deux camps se sont affrontés : les néo-malthusiens et les développementalistes. Dans le premier on retrouvait comme tête de pont la délégation américaine, remontée comme une pendule suisse, et persuadée de l’imminence d’une catastrophe du fait de l’explosion de la « bombe démographique » que constitue la croissance de la population du Tiers monde. Pour eux, une seule solution : la mise en place du planning familial par tous les moyens y compris ceux que l’économiste Indien et prix de Nobel d’économie Amartya Sen a désigné pour le dénoncer sous le vocable de « contrôle » c’est-à-dire l’utilisation de mesures drastiques pour contraindre les gens à avoir moins d’enfants. Pour les tenants de cette approche, imposer la contraception à des personnes qui s’y opposent se justifiaient par l’urgence. Dans le second camp se trouvait les développementalistes. Pour eux, seules des politiques vigoureuses en faveur du développement pouvaient permettre aux pays du Sud de sortir de leur situation, le développement socio-économique entraînant la réduction de leur fécondité d’où le slogan : « le développement est le meilleur contraceptif ». Malgré les nombreuses controverses qui ont émaillé la Conférence des résultats en ont émergés notamment l’adoption en 1975 du plan d’action mondiale sur la population.
Dans les années qui ont suivi la Conférence de Bucarest, les pays de la sous région sahélienne ont mis en place des programmes et politiques de population spécifiques. Ceux ci visaient essentiellement à réduire la mortalité et à ralentir l’exode rural. Les taux de fécondité ont suscité moins d’intérêt sauf au Sénégal et en Éthiopie. L’État sénégalais a mis en place des actions concrètes pour faire reculer la natalité. Le planning familial dont certains programmes au Sénégal étaient antérieurs à la Conférence de Bucarest a été renforcé. Mais à aucun moment le Sénégal n’a utilisé des politiques de « contrôle ». Il y a à cet état de fait au moins deux raisons : la première est liée aux options politiques et éthiques des dirigeants de l’État, l’autre est en rapport avec le manque de légitimité et de moyens de l’État postcolonial sénégalais pour aller si loin dans ce que Michel Foucault nomme le biopouvoir. L’approche du Sénégal a donc été celle de la « collaboration » c’est-à-dire par la mise en place de choix de programmes de planification et la création d’espaces de dialogue autour de ces questions. Mais c’était une question très sensible et certains segments de la société civile notamment l’Église catholique n’ont pas manqué de critiquer certains aspects du planning familial qu’elle jugeait « agressive dans un pays où un enfant sur deux meurt avant l’âge de cinq ».
Une politique de collaboration
À la fin des années 1970, le niveau global de la fécondité était sensiblement le même dans l’ensemble du pays. L’indice synthétique de fécondité (ISF) c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants qu’aurait une femme à la fin de sa vie féconde si les conditions du moment demeurent constantes au cours de la vie de procréation, variait selon les régions de 7,1 à 7,4 enfants. Depuis, le déclin de la fécondité est plus hétérogène. Dans l’Enquête démographique et de santé (EDS) II de 1992-1993, l’ISF va de 5,6 enfants par femme dans l’Ouest (régions de Dakar et de Thiès) et de à 6,6 dans le nord-est (régions de Saint Louis et Tambacounda). Dans la dernière enquête en date, l’Enquête démographique et de santé Continue (EDS-Continue) 2017, dont les résultats ont été publiés en septembre 2018, l’ISF est de 4,6 enfants. Autrement dit, une femme a, en moyenne, 4,6 enfants à la fin de sa vie féconde. L’ISF varie sensiblement selon la région de 3 enfants à Dakar à 6,4 enfants dans les régions de Sédhiou et de Kédougou. Cet indice a baissé au plan national lentement mais régulièrement de 6,4 enfants en 1986 à 4,6 en 2017. Il varie selon le milieu de résidence, passant de 3,4 enfants par femme en milieu urbain à 5,9 enfants par femme en milieu rural.
Selon le démographe Gilles Pison, la tendance au retard au premier mariage explique ces changements dans la fécondité au Sénégal. Certes dans certaines régions du Sénégal, notamment dans une partie de la Casamance, les femmes se sont toujours mariées relativement tard. Néanmoins la tendance générale au retard du premier mariage a probablement débuté à Dakar au début des années 1980 pour se répandre dans les autres zones urbaines. Il y a un lien étroit entre la pratique des mariages plus tardifs et l’instruction formelle, bien qu’apparaissent des signes de changement même chez les femmes n’ayant jamais fréquenté l’école. La baisse de la fécondité ne doit pas grand-chose ni à la réduction de la taille idéale de la famille ni à l’augmentation de la pratique de la contraception moderne. Cette dernière n’a connu qu’un succès mitigé dans l’ensemble du pays. La proportion de femmes mariées qui recourent est passée de 1 à 5 % entre 1978 et 1992 1993. En 2017, plus d’un quart des femmes en union (28 %) utilisent une méthode contraceptive quelconque et 26 % utilisent une méthode moderne. Les injectables sont la méthode la plus fréquemment utilisée (10 %), suivie par les implants (8 %), la pilule (4 %) et les dispositifs contraceptifs intra-utérins (DIU) (2 %). La comparaison avec les résultats des phases précédentes de l’EDS-Continue montre que la prévalence contraceptive moderne parmi les femmes en union ne cesse d’augmenter, passant de 16 % en 2012-2013 à 26 % en 2016. L’utilisation des méthodes contraceptives modernes chez les femmes en union est plus élevée en milieu urbain (37 %) qu’en milieu rural (19 %). C’est à Dakar que l’utilisation des méthodes contraceptives modernes est la plus élevée (42 %). Par contre, c’est dans la région de Matam qu’elle est la plus faible (10 %). La demande totale en planification familiale au Sénégal atteint 50 %. Plus d’un tiers (36 %) des femmes de 15-49 ans en union déclarent qu’elles veulent différer une naissance de deux ans ou plus. Quatorze pour cent déclarent qu’elles ne veulent plus d’enfants. Les femmes qui veulent espacer ou limiter les enfants ont une demande en planification familiale. Dans une étude menée dans le district sanitaire de Mbacké une équité de la faculté de l’université Cheikh Anta Diop a montré que l’utilisation de la contraception est fortement corrélée à un pouvoir de décision, un niveau d’études secondaires ou supérieures, des connaissances sur la contraception moderne, une activité génératrice de revenus et une satisfaction sur la qualité des prestations de la contraception.
La fécondité reflet des timides progrès dans le développement socioéconomique
La baisse de la fécondité qu’a connue le Sénégal ne ressemble pas à ce qui s’est passé depuis dans certains pays d’Afrique subsaharienne notamment au Botswana, Kenya et Zimbabwe. Dans ces pays la transition de la fécondité va de pair avec une utilisation accrue de contraceptifs modernes. Au Sénégal, la baisse de la fécondité résulte de la tendance à se marier plus tard. Le modèle sénégalais se rapproche de celui qu’a connu certains pays d’Afrique du Nord (Algérie, Égypte et Tunisie). Dans ces pays la première phase de baisse de leur fécondité a été attribué au recul de l’âge au premier mariage. Cette phase a été suivie rapidement par une seconde, marquée par une baisse substantielle de la demande d’enfants associée à une hausse correspondante du recours à la contraception moderne par des femmes mariées. Le Sénégal ne s’est pas encore engagé dans cette voie et l’explication la plus plausible tient dans le fait que pour le moment en termes de développement et de d’autonomisation des femmes dès progrès restent à faire. Ce sont ces progrès qui dans un environnement non coercitif et de baisse de la mortalité infanto-juvénile permettent de faire les arbitrages sur le nombre d’enfants désirés. En définitive les progrès dans la baisse de la fécondité au Sénégal suivent ceux du développement socio-économique (niveau d’instruction des femmes, accès au marché du travail) et c’est pourquoi ils sont si timides.
Très bon document explicatif du recul de la fécondité au Sénégal.
Néanmoins il n’est pas beaucoup ressorti que le retard au mariage des jeunes femmes en âge de procréer est peut-être tributaire de la rareté de la demande en mariage qui est le fait de l’homme. On remarque justement que, le manque d’emploi des jeunes est un facteur non négligeable dans la baisse de la fécondité au Sénégal.
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Cela y participe sans doute, mais le premier facteur explicatif est la scolarisation des jeunes filles beaucoup plus importante que par le passé.
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