Les nouveaux théoriciens sont de sortie ! Pour eux, la lutte finale est enclenchée au Sénégal et elle oppose les tenants du « capitalisme d’État » à ceux du « capitalisme libéral » ! Comme nous sommes en mode « fast track », ils ne jugent pas nécessaire d’expliciter les concepts qu’ils manient. La déclamation vaut démonstration ! Comme Senghor, ils disent « il suffit de nommer la chose pour qu’apparaisse le sens sous le signe ». Pour nos nouveaux théoriciens, en cette année 2019, nous sommes dans un système de « capitalisme d’État » grâce à Sa Grandeur le président Macky Sall. Les opposants de l’heure sont eux mis dans la catégorie des adeptes du « capitalisme libéral » et sont traités avec morgue « d’apatrides ». Dans cet embrouillamini conceptuel, politique et économique ; il n’est pas de trop de vouloir revisiter l’histoire économique et sociale du pays, d’en montrer les césures et aussi de préciser le sens à donner à des qualificatifs qui ne sont en l’espèce qu’un épais écran de fumée destinée à masquer un renoncement et la défense d’intérêts particuliers.
Si le capitalisme se caractérise par la recherche du profit ou encore le salariat, il ne peut s’y résoudre. Ce qui le distingue des autres systèmes économiques que l’humanité a connus, c’est la priorité qu’il donne à une accumulation illimitée du capital. Dans ce système, les hommes et les entreprises accumulent du capital dans le but d’en accumuler. La logique est poussée à son extrême en pénalisant ceux qui ne s’y conforment pas. Le « capitalisme d’État » est un système économique dans lequel l’État contrôle une part essentielle, voire totale, du capital, de l’industrie, des entreprises. C’est un système dirigiste où tout ou partie des moyens de production sont légalement la propriété de l’État ou autrement sous le contrôle d’organismes publics. Ce capitalisme se différencie du capitalisme « privé » ou libéralisme dans lequel les moyens de production échappent à la puissance publique. C’est là qu’on peut s’étonner de la volonté des nouveaux théoriciens de dire qu’au Sénégal nous sommes dans un système de « capitalisme d’État ». Quand on considère les vingt premières entreprises sénégalaises pour leurs chiffres d’affaires et/ou leurs capitalisations boursières, seules deux d’entre elles sont contrôlées par l’État sénégalais ou des capitaux publics. Depuis 2012, année d’arrivée au pouvoir Macky Sall, une seule entreprise a été nationalisée : c’est la Sonacos. C’est donc dire que si l’on prend la propriété des moyens de production comme critère, il est contraire à la réalité d’affirmer que nous sommes dans un système de « capitalisme d’État ». En faisant la concession d’entendre par « capitalisme d’État » un système dans lequel le capitalisme privé à une forte dépendance vis-à-vis de l’État, la situation actuelle du Sénégal ne correspond en rien au vocable de nos nouveaux théoriciens. Toutes les réformes entreprises depuis la mise sous coupe réglée de l’économie sénégalaise par les Institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) ont consisté à réduire le périmètre d’intervention de l’État. Le gouvernement ne cesse de se vanter du degré d’ouverture de l’économie, reconnaissant de la sorte qu’il a renoncé à tout protectionnisme même pour créer une filière industrielle. Les seules possibilités qu’utilise l’État sont l’investissement public et celles-ci suivent le plus souvent ce que les institutions financières internationales considèrent comme prioritaire. Ces dernières années la mode a été de financer des infrastructures surdimensionnées et ne répondant pas nécessairement à des besoins prioritaires.
S’il n’est nullement ici de discuter les controverses ayant opposé Lénine à Ossinski ou Boukharine il est utile de rappeler aux nouveaux théoriciens que pour les bolcheviks le « capitalisme d’État » est une étape vers le socialisme. Qu’ils fassent de Macky Sall le nouveau Lénine et du Sénégal un pays sur la voie du socialisme nous renseigne sur leur capacité d’auto persuasion. La réalité est bien différente. L’économiste Gaye Daffé et le politiste Momar-Coumba Diop faisant la synthèse des recherches les plus robustes sur l’histoire économique du Sénégal, distingue deux périodes depuis l’indépendance du pays. La première va de 1960 à 1979 et est caractérisée par le rôle central que joue l’État dans l’économie puisqu’il est en même temps et successivement stratège et entrepreneur. C’est le temps de l’ambition du développement autocentré et orienté vers le marché intérieur avec la priorité donnée à l’industrialisation. La seconde période est celle qui va des 1980 à nos jours. Elle est caractérisée par la libéralisation de l’économie et la promotion du secteur privé. Le trait saillant et caractéristique de cette période est le rôle central que les IFI y jouent. Macky Sall n’a rien changé à cette réalité et au contraire, il n’a cessé de la renforcer par de nouveaux accords avec les IFI. Le premier axe du Plan Sénégal émergent (PSE) le dit sans ambages en préconisant « une transformation structurelle de l’économie à travers … une forte capacité d’exportation et d’attraction des investissements ». Il y a une continuité entre le PSE, Stratégie nationale de développement économique et social (SNDES), la Stratégie de croissance accélérée (SCA), les deux générations de Documents de Stratégie de Réduction de la Pauvreté (DSRP). Elles portent toutes la marque des inspirations néolibérales des IFI.
Les nouveaux théoriciens ont une imagination très fertile dès qu’il s’agit de justifier leurs choix et alliances politiques. Puisant dans l’histoire du mouvement socialiste des références qui n’ont aucun rapport avec les enjeux actuels au Sénégal, ils veulent faire croire que leur démarche s’inscrit dans cette orthodoxie. Ils sont comme la girouette prétentieuse qui dit qu’elle dirige le vent.