À la mémoire d’Amath Dansokho. Un humaniste en politique
L’accident de la route de Badiouré* du 17 août 2019 et ses conséquences sur le plan de la prise en charge médicale ont sonné le glas des illusions sur la capacité des programmes et politiques sanitaires de ce pays à lutter avec efficacité contre les inégalités géographiques de santé. Faisant le point sur les conséquences de l’accident, le médecin-chef du centre de santé de Bignona, repris par l’Agence de presse sénégalaise (APS) déclarait : « Ce sont des blessures extrêmement graves, qui nécessitent des interventions en urgence, avec l’implication de chirurgiens et d’orthopédistes notamment (…). Le bloc opératoire de l’hôpital régional de Ziguinchor ne fonctionne pas. À l’hôpital de la Paix (à Ziguinchor), il y avait des soucis pour trouver des bouteilles d’oxygène ». En quelques phrases, le responsable médical de Bignona montrait qu’à la date de son intervention, la pyramide sanitaire tant vantée par nos autorités n’était que vue de l’esprit dans la région de Ziguinchor. Dans les régions de Kolda, Kédougou, Tambacounda et autres la situation est identique. Ces inégalités géographiques dans l’offre de soins de santé sont comparables aux inégalités sociales de santé dont nous avons parlé dans les articles précédents. Le temps est venu de faire des propositions comme me pressent certains de mes camarades. On pourrait être outrancier, en disant que le Sénégal n’a de politique sanitaire, qu’en lien les priorités du moment de la « communauté internationale » et sa constellation d’organismes plus ou moins légitimes et de fondations de multimilliardaires qui veulent façonner le monde à l’image qu’ils voudraient. Il faut prendre à bras le corps le problème et refuser que la santé des populations sénégalaises soit perçue comme une grâce que la réflexion et le débat endogènes ne peuvent pas fondamentalement influencer. Il est temps d’admettre que le champ de la santé peut être modelé par le volontarisme politique, et qu’en l’occurrence les performances sanitaires actuelles du pays sont le fruit d’un processus historique moyennement soucieux d’équité et de justice. Un système peu équitable dont on peut apprécier l’inefficacité, par exemple, en comparant les statistiques sanitaires du pays à celles des pays d’Asie et d’Amérique du Sud présentant les mêmes caractéristiques démographiques et socioéconomiques. C’est pourquoi, prenant acte de l’engagement du gouvernement d’en faire un secteur prioritaire, il nous semble, que le temps des ruptures soit venu. Il s’agit d’interroger notre système de santé: ses performances, programmes et plans stratégiques, en faire des sujets de débat démocratique et citoyen.
Des principes
Le système de santé du Sénégal qui est ici promu est un système égalitaire, solidaire, humaniste et universel. La santé est considérée comme un bien particulier qui ne doit aucunement être soumis à une quelconque régulation marchande. Elle doit être un droit fondamental qui ne doit pas être laissé aux forces du marché. L’égalité recherchée est celle de santé, et ce n’est point un nivellement par le bas. Elle se gagne par l’amélioration de la santé des moins bien portant avec en point de mire le meilleur état de santé possible pour tous. Cette égalité ne s’entend pas comme l’égalité pour l’ensemble des groupes d’âge. L’égalité d’état santé s’applique aux groupes sociaux, à l’intérieur des groupes âge-sexe. En d’autres termes, puisque la maladie n’est pas complètement évitable, elle doit au moins être répartie également entre tous les groupes sociaux. L’égalité d’état de santé recherchée se soucie des moyens utilisés : l’eugénisme par exemple est proscrit ! Une des interprétations possibles serait que pour donner une santé égale à tous dès le départ, on pourrait préconiser d’éviter les naissances qui présenteraient des handicaps empêchant toute possibilité d’égalisation. Puisqu’on ne peut redistribuer la santé entre individus, le critère d’égalité d’état de santé devient pour être pragmatique celui de diminution des inégalités d’état de santé.
L’accès aux soins devrait être identique pour tous les Sénégalais, ce qui implique que les individus devraient avoir la même possibilité d’acquérir des soins. De même, les Sénégalais devraient bénéficier de soins identiques s’ils ont les mêmes besoins. Le système de soins doit être organisé de façon à lever tous les obstacles pour l’acquisition de soins de santé. Cela veut dire que le prix des prestations, la distance et le temps ne doivent pas empêcher les Sénégalais d’avoir recours aux services de santé dont ils ont besoin. L’accès aux soins doit dépendre uniquement du besoin et non des caractéristiques personnelles (sexe, profession, revenus, etc.) ou des données structurelles (localisation des professionnels de santé par exemple). Le principe d’utilisation selon les besoins doit faire en sorte que des personnes égales dans le besoin soient traitées de manière égale. Des personnes présentant des besoins différents doivent être traitées de façon différente : il faut accorder plus de soins à ceux dont les besoins sont supérieurs.
De la mise œuvre des politiques
L’amélioration de la donne sanitaire dans le pays et la lutte contre les inégalités de santé passent par des réformes sectorielles hardies et volontaristes. Dans le champ sanitaire l’idée que la santé des populations est déterminée par une série de facteurs liés à l’environnement, l’économie, au social et au service de santé, doit inspirer toutes les politiques. L’amélioration de la santé des populations doit être considérée comme le moyen d’atteindre le développement, mais aussi comme le but ultime de celui-ci. En la matière, la protection sociale est un puissant instrument de lutte contre les inégalités de santé. Ce qui est ici revendiqué est une protection sociale dans une perspective de droits universels. L’État social sénégalais doit être basé sur les principes de citoyenneté, d’égalité des droits et d’universalité. Il faut rompre avec l’approche de la Banque mondiale d’une protection sociale laissée au marché avec quelques mesures d’assistance sociale. Ce qui implique le regroupement de tous les programmes de protection sociale en un organisme national financé par les ressources publiques assises sur les impôts, taxes et cotisations sociales.
Les inégalités résultent de l’incapacité à répartir adéquatement la richesse et les services dans la société. Au Sénégal l’idéologie dominante tend à naturaliser les inégalités et à les présenter comme découlant de la « volonté de Dieu » qui « ne nous a pas tous créent égaux ». Il faut s’attaquer à ces inégalités par des macros politiques qui ciblent la répartition de la richesse et ne pas perdre de vue qu’il faut rompre avec l’État garde-barrière néocolonial et son insertion primaire dans l’économie-monde capitaliste. Des politiques plus ciblées sur les conditions de vie des populations doivent être engagées. La mauvaise santé est associée à de piètres conditions de vie, à une réduction de l’accès aux ressources et aux services essentiels dans plusieurs sphères de la vie (famille, travail, communauté, etc.) et à l’exposition à un stress psychosocial (insécurité, manque de contrôle sur sa vie, stigmatisation, sentiments d’exclusion et d’isolement, etc.). Ces politiques auront pour objectif d’améliorer les environnements physiques ou les attributs des environnements sociaux. Les inégalités de santé sont le reflet des différences d’accès aux ressources matérielles, psychosociales et culturelles, lesquelles sont structurées par l’appartenance à des classesil faut mettre en place des politiques qui permettent de réduire l’exposition à divers facteurs de risque dans un milieu et à atténuer la vulnérabilité de certains groupes sociaux.
* Accident d’un bus de transport en commun de 70 places survenu samedi 17 août 2019, sur la route nationale numéro 4, à hauteur du village de Badiouré dans le département de Bignona. Le bilan de l’accident est de cinq morts et 67 blessés dont plus de trente dans un état grave
Merci, Felix. Les 4 parties de ta réflexion sur les inégalités de santé au Senegal sont un travail de pionnier. Sur plusieurs plans, mais particulièrement sur le plan des solutions que tu proposes, on devrait ensemble pouvoir la rendre plus concrète et plus opérationnelle dans le contexte global de notre pays dit «pauvre». Je te promets de revenir sur certains aspects spécifiques dès que le temps me le permettra, avec un franc esprit de camaraderie et de fraternité partagée. Le reste te sera envoyé en inbox. Salut à toi.
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