La dette africaine et la pandémie de Covid-19 (suite et fin)

« Nous avons levé des centaines de millions de dollars », « eurobonds* », « refinancement de la dette », « l’excellente signature » sont des expressions qui se sont imposées dans le jargon politico-médiatique ces dix dernières années. Cette floraison sémantique témoigne d’une nouvelle réalité, le rôle de tout premier plan des marchés internationaux dans le financement des infrastructures et la restructuration des dettes des pays africains. À l’an 2000, la palette d’instruments à la disposition des pays africains pour financer leur développement se limitait principalement à l’aide officielle au développement des pays riches et les prêts concessionnels** des institutions multilatérales (Banque mondiale, FMI, Banque africaine de développement, BOAD). Depuis, le paysage du financement du développement s’est profondément modifié. L’aide au développement traditionnelle a fait les frais des restrictions budgétaires dans les pays les plus riches, tandis que de nouveaux acteurs sont apparus, notamment les bailleurs émergents (Chine, Inde), les fonds pour le financement climatique, les investisseurs « équitables », les fonds « philanthropiques ». D’institutionnels nationaux – tels que les banques, les sociétés d’assurance ou les caisses de retraite – et les investisseurs privés locaux, enfin, se sont également montrés actifs.  

Un changement de paradigme

Au début des années 2000, l’aide publique au développement comptait pour plus de 60% des flux financiers à destination des pays bénéficiaires. En 2014, la situation était tout autre : 70% de ces flux financiers étaient des apports de nature privée et aux conditions de marché. Outre le recul de l’aide publique, les sources de financement concessionnelles ont également fortement diminué. De 2000 à 2015, le stock de la dette externe d’Afrique subsaharienne a doublé, passant de 200 milliards de dollars en 2000 à 403 milliards et la part des créanciers privés représentait 56% du total, dont les deux tiers non garantis. Ce changement de paradigme peut être illustré par l’exemple ivoirien, en 2015, le stock d’eurobonds de ce pays sur le marché a même atteint 4,25 milliards de dollars US, soit le montant le plus important en Afrique subsaharienne (hors Afrique du Sud). Le Sénégal n’a pas été en reste, entre 2009 et 2019 ce sont six « opérations » d’eurobonds (voir détail dans le tableau ci-dessous) qui ont été faites pour un montant total de 5 milliards de dollars. En novembre 2019, le ministre sénégalais de l’économie Amadou Hott envisageait de « lever jusqu’à 800 millions d’euros » d’obligation sur le marché international en 2020. Selon le ministre, cette somme devrait être affecté à des projets d’infrastructures et pour payer la dette de la Sénélec. Quelques jours plus tard, il se faisait rectifier, « le Sénégal ne va pas lever des eurobonds en 2020 » déclarait son collègue, le ministre du Budget Abdoulaye Diallo devant la représentation nationale.

 Tableau Émission d’eurobonds par le Sénégal

AnnéeMontantTaux d’intérêtÉchéance
2009200 millions de dollars8,75%10 ans
2011500 millions de dollars8,75%10
2014500 millions de dollars6,25%10
2015500 millions de dollars6,25%10
20171100 millions de dollars6,75 %15
20181100 millions de dollars6,75%30
1100 millions d’euros4,75%10

Étendre à l’Afrique les territoires de la finance mondialisée

La finance internationale a commencé à s’intéresser à l’Afrique pour de multiples raisons. La croissance économique des pays africains a connu au tournant du siècle une forte hausse qui s’est poursuivie pendant une quinzaine d’années. Cette croissance qui a oscillé entre 5 et 7 % par an a été tiré par l’essor économique chinois qui a entretenu une tendance à la hausse du cours des matières premières et notamment du pétrole. Les pays africains ont profité de la hausse de leurs recettes budgétaires pour financer des projets d’infrastructures de grande envergure (autoroute, aéroports, barrages électriques, installations de câbles de fibres optiques…). Les marchés, confrontés au contexte de liquidité abondante, de faiblesse des taux d’intérêt prévalant dans les pays développés trouvaient des avantages à placer leurs fonds sur de nouveaux marchés tels que ceux des pays africains, une occasion de diversifier leurs risques tout en augmentant leurs rendements. Pour compléter le tableau, les annulations de dette des bailleurs de fonds tels que le FMI (Initiative PPTE, IADM) ont permis à de nombreux pays africains d’afficher de meilleur ratio d’endettement (rapport dette extérieure/ PIB inférieur à 40%) et de pouvoir se réendetter à des conditions « favorables ». À titre d’exemple en 2012, la Côte d’Ivoire a bénéficié d’une remise de dette de 4,4 milliards de dollars de la part de la BM et du FMI au titre de l’initiative PPTE et de IADM ainsi qu’une baisse de 4,7milliards de dollars de dettes bilatérales accordée par le Club de Paris.

Et comme le capitalisme financier rime avec perversion, les Agences de notation y ont mis du leur, des pays africains se sont vus attribuer des notations financières égales, voire parfois supérieures, à celles de la Turquie, le Brésil ou l’Argentine. Cette « reconnaissance » a fait bomber plus d’un torse. Pas seulement celui d’Abdoulaye Wade qui y a vu une preuve supplémentaire de son génie. Beaucoup de dirigeants africains ont vu dans les marchés financiers un moyen de se soustraire à la tutelle FMI sur le plan budgétaire et à celle de la Banque mondiale dans le financement des infrastructures. Les institutions de Brettons Wood donnaient l’impression qu’elles laissaient dorénavant le choix aux pays alors que tout avait été mis en place pour que l’Afrique dernière zone échappant au capitalisme financier triomphant y entre de plain-pied. Par des artifices comptables et de véritables numéros de prestidigitation dont elles sont coutumières, La Banque mondiale et le FMI ont fait de véritables pays pauvres des pays à revenu modéré pour les rendre inéligibles aux guichets de prêts concessionnels de la Banque mondiale ou d’autres banques multilatérales de développement et ceci pour mieux les lancer dans les bras de la finance internationale. Cette ouverture soudaine aux marchés a fait lever des fonds pour projets d’investissements insuffisamment matures. Ainsi, il a été financé à coups de centaines milliards une ligne ferroviaire qui, quinze mois après son inauguration, attend… qu’un train siffle.

La pandémie de Codvid-19 est l’accélérateur, au sens chimique du terme, de la crise de la dette africaine. Elle était attendue et comme toujours dans la finance, elle était anticipée par certains acteurs. En 2018, le Mozambique avait fait défaut dans le paiement de ses échéances. Les coups de menton de Macky Sall sur la nécessité de la rigueur le 1er mai 2019 annonçaient les couleurs des temps difficiles au Sénégal. La pandémie de Codiv-19 a acté un moratoire sur la dette africaine, car elle ne peut pas être payée dans ces circonstances exceptionnelles. Mais, que cela soit le moratoire ou l’annulation de la dette, ce n’est pas de là que viendra la solution. Il faut s’attaquer frontalement aux inégalités mondiales des termes de l’échange, les bases de productions et d’exportations trop étroites, la vulnérabilité aux chocs exogènes (y compris aux fluctuations des flux de capitaux) des pays africains. En d’autres termes, il faut s’attaquer au capitalisme financier mondialisé, un énorme défi ! C’est pourquoi il faut s’étonner et même être suspicieux des chercheurs de « solutions africaines » qui passent sous silence qu’il y a des Africains parmi les plus 1% les plus riches de la planète dont la richesse correspond à plus de deux fois celle de 90 % de la population mondiale (6,9 milliards). Nous sommes à un moment historique, où le capitalisme financier mondialisé a fait suffisamment de victimes pour susciter des synergies d’actions et de luttes transfrontalières et transcontinentales. Pour que ces luttes aient une chance de triompher, elles doivent se prémunir de l’européocentrisme qui a discrédité bien souvent l’internationalisme.  

* L’eurobond ou euro-obligation est une obligation qui permet aux États ou aux entreprises d’emprunter dans une autre devise que celle du pays émetteur. Contrairement à ce peut suggérer le nom, les eurobonds sont principalement libellés en dollars.

** Les prêts concessionnels sont des prêts accordés à des conditions bien plus avantageuses que celles du marché. Leurs taux d’intérêt sont inférieurs à ceux du marché, et ils sont généralement assortis d’un différé d’amortissement de longue durée.

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