L’échec armé de Paris, la victoire morale des peuples

Ce texte est la version écrite de mon intervention au webinaire inaugural de la Fondation Gabriel Péri, tenu le 26 mai 2025, sur le thème : « L’Afrique de l’Ouest émancipée du joug néocolonial ? Souveraineté en (re)construction » (lien ici). J’y propose une critique de la militarisation des relations franco-africaines et plaide pour une coopération solidaire, fondée sur les luttes populaires pour la dignité et l’émancipation.

Chers amis,

Je remercie Chystel Le Moing et la Fondation Gabriel Péri pour cette rencontre essentielle. Elle nous donne l’occasion d’effectuer un travail de mémoire critique et d’analyse stratégique sur les retraits militaires français d’Afrique de l’Ouest et du Tchad, mais aussi de penser les perspectives de paix et de souveraineté pour les peuples de cette région.

Je m’exprime ici au nom du Collectif Afrique du Parti communiste français. Dès 2013, nous avions émis de vives réserves sur l’intervention militaire française au Mali. Non par naïveté ou indifférence face aux périls djihadistes, mais parce que nous savions — et les faits nous ont donné raison — qu’aucune solution durable ne peut être apportée par des armées étrangères sans un réel projet politique de transformation sociale et démocratique. La militarisation du rapport à l’Afrique est une impasse.

Un retrait, fruit d’un désaveu populaire et d’un échec stratégique

Le retrait progressif des troupes françaises du Mali, du Burkina Faso, du Niger, puis du Sénégal et du Tchad, n’est pas survenu comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Il traduit un désaveu profond, fruit d’un long processus de désenchantement face à une présence militaire perçue comme une tutelle postcoloniale. Depuis Serval jusqu’à Barkhane, les interventions françaises, justifiées par la lutte contre le terrorisme, ont échoué à enrayer l’insécurité. Pire, elles ont accompagné l’enracinement des groupes armés, l’augmentation des violences et le déplacement de millions de civils. Sur le terrain, la France, loin d’être un rempart, est apparue comme un facteur d’instabilité.

Face à ce constat, les régimes sahéliens, souvent affaiblis, ont fini par s’aligner sur le rejet populaire croissant. C’est dans ce contexte que le Mali a rompu avec Paris en 2022, suivi du Burkina Faso, du Niger, puis du Sénégal et du Tchad. Le départ exigé des troupes françaises à Dakar, après plus d’un siècle de présence, marque un tournant symbolique. Il coïncide avec la dénonciation par Ndjamena de son accord de défense avec la France — un double camouflet pour Emmanuel Macron.

Ce basculement n’est pas spontané. Il s’inscrit dans la fin d’un cycle amorcé dès la chute du Mur de Berlin, où Paris, malgré son recul stratégique global, maintenait une emprise sur ses anciennes colonies à travers interventions militaires et diplomatie d’influence. Les opérations en Côte d’Ivoire, en Libye, au Mali et en Centrafrique, censées affirmer un rôle stabilisateur, ont plutôt nourri le ressentiment. Derrière l’illusion d’un « gendarme de l’Afrique » survivait un modèle néocolonial en agonie, dont les soubresauts ont précipité une rupture.

L’expulsion des forces françaises est ainsi devenue le signe d’une volonté d’autonomie renouvelée, portée par les peuples et assumée par certains dirigeants. Comme l’a exprimé le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye : « Pourquoi faudrait-il des soldats français au Sénégal ? Cela ne correspond pas à notre conception de la souveraineté. » Cette affirmation de dignité tranche avec l’attitude passée de Paris, notamment lors de la crise ivoirienne de 2010-2011. À l’époque, Nicolas Sarkozy, manipulant la résolution 1975 de l’ONU, avait légitimé l’intervention militaire contre Laurent Gbagbo pour installer Alassane Ouattara. Une opération brutale et cynique, qui a laissé des milliers de morts et une mémoire blessée — preuve s’il en fallait que la « Pax Gallica » fût tout sauf pacifique.

Une situation sécuritaire toujours critique mais complexe

La situation sécuritaire actuelle demeure préoccupante dans plusieurs pays du Sahel. Les groupes armés djihadistes — notamment le GSIM et l’EIGS — maintiennent leur pression sur les populations civiles. Les attaques se poursuivent dans le Liptako-Gourma, malgré les réorientations militaires opérées par les régimes en place. Le Centre du Mali reste en proie à une conflictualité multiforme, où se mêlent violences intercommunautaires, rivalités foncières et radicalisation religieuse.  Au Burkina Faso, l’insécurité a entraîné la fermeture de milliers d’écoles et le déplacement de plus de deux millions de personnes. De larges territoire échappent à l’autorité de L’État.  La menace djihadiste est une réalité palpable dans le nord du Bénin. Le Togo est aussi touché.

Mais il serait tout aussi erroné de dire que le retrait militaire français est la cause de cette insécurité. Le cœur du problème réside dans la fragilité structurelle des États sahéliens, minés par les inégalités, l’abandon des campagnes, l’effondrement des services publics, et l’absence de perspectives pour des jeunesses massivement sous-employées. Il y a là un terreau idéal pour toutes les formes de violence : djihadiste, communautaire ou mafieuse.

Par ailleurs, les défis du Sahel ne sont pas qu’un problème de sécurité. Ils sont aussi économiques, sociaux, climatiques. Ils impliquent un État fort, mais aussi légitime. Or les régimes actuels, qu’ils soient civils ou militaires, doivent impérativement restaurer leur légitimité auprès des citoyens. Cela suppose de répondre aux besoins réels : emploi, justice sociale, accès aux services publics, équité territoriale. C’est par le politique que viendra la sécurité, et non l’inverse.

Une Afrique en rupture : vers des souverainetés actives

Depuis les indépendances, la France a structuré sa présence en Afrique autour de trois piliers : les bases militaires, le franc CFA, et l’encadrement des élites politiques. Ce système, que Jean-Pierre Dozon appelait « l’État franco-africain », est aujourd’hui en ruine. Il n’est plus viable politiquement, ni moralement, ni stratégiquement.

La France est concurrencée. Une nouvelle ère s’ouvre : celle des partenariats multipolaires. La Russie, la Chine, la Turquie, les pays du Golfe ou encore le Brésil viennent proposer d’autres modèles — avec leurs propres limites, mais dans une logique de rééquilibrage. Ces nouvelles alliances sont une chance à condition qu’elles soient interrogées politiquement, démocratiquement, dans l’intérêt des peuples.

Le rejet de l’influence française s’inscrit dans un contexte plus large de transformations profondes. L’Afrique d’aujourd’hui, forte de sa jeunesse, regorge d’une énergie nouvelle portée par des aspirations panafricaines, souverainistes et progressistes. Au Sénégal, cette révolution générationnelle s’incarne dans le leadership de Bassirou Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko. Sous la bannière de PASTEF, ils incarnent cette volonté de rompre avec les mécanismes de dépendance postcoloniale et de repenser une souveraineté active, inclusive, démocratique.

Conclusion : pour une solidarité internationaliste et populaire

L’échec de l’option militariste au Sahel est patent. Mais le retrait des troupes françaises ne doit pas être lu comme une fin en soi, mais comme une opportunité : celle de reconstruire un autre rapport à l’Afrique, fondé non sur les bases militaires, mais sur les solidarités et la coopération. Non sur les injonctions sécuritaires, mais sur la justice sociale.

Notre tâche, en tant que communistes et internationalistes, est de soutenir les forces sociales africaines qui luttent pour la paix, la sécurité humaine, la souveraineté et la dignité. Et de faire en sorte que la France ne soit plus une puissance tutélaire, mais un allié des peuples.

Je vous remercie.

Une dédicace militante : le CPR Dooleel PIT-Sénégal célèbre la révolution démocratique

Le 24 mai 2025, Dakar a abrité une cérémonie de haute tenue intellectuelle et politique : la dédicace officielle de l’ouvrage collectif « Genèse d’une révolution démocratique (2021-2024) : Trois ans de luttes et d’espoirs », publié aux éditions ABAJADA par le Comité pour la plate-forme de réflexions Dooleel PIT-Sénégal. Plus qu’un lancement de livre, ce fut un acte de reconnaissance des luttes passées et une invitation à penser l’avenir de la gauche sénégalaise dans un monde en recomposition.

Parmi les participants figuraient Mohamed Ayib Daffé, président du groupe parlementaire et secrétaire général de PASTEF, et le Dr Dialo Diop, vice-président du parti, venus saluer « le courage politique de ces militants du PIT » restés fidèles au peuple face à la dérive conservatrice. À leurs côtés, Mamadou Mao Wane, Alymana Bathily,Ousseynou Ndiaye et Fodé Roland Diagne ont souligné l’urgence de réinventer les héritages critiques de la gauche pour affronter les défis actuels.

Les animateurs du CPR Dooleel PIT-Sénégal — Pape Alioune Cissé, Abdou Karim Ndiaye, Dr Mohamed Lamine Ly, Alioune Badara Fall, Aly Ndiaye, Dr Ismaïla Fall et Dr Félix Atchadé — sont à l’origine de cette initiative de refondation lancée en décembre 2020, dans le sillage des désillusions provoquées par la passivité de la direction du PIT-Sénégal face à la dérive autoritaire du régime de Macky Sall. Leur combat s’est nourri de la volonté de renouer avec les idéaux émancipateurs de la gauche historique, sans céder à l’opportunisme électoral ni aux logiques de cooptation.

Un livre-manifeste pour une gauche renouvelée

Le CPR Dooleel PIT-Sénégal, né d’un mémorandum fondateur publié le 3 décembre 2020, se voulait initialement un espace interne de refondation. Il est devenu, au fil des événements et des luttes, un acteur à part entière de la révolution démocratique sénégalaise, en rupture assumée avec les compromissions idéologiques et les silences de la gauche institutionnelle face à la dictature de Macky Sall. Le livre témoigne de ce basculement et en propose une lecture critique et documentée.

L’ouvrage revient, en cinq parties, sur les séquences clés qui ont ébranlé le pouvoir de Macky Sall entre 2021 et 2024 : de la répression meurtrière de mars 2021 aux manipulations judiciaires ayant conduit à l’élimination politique d’Ousmane Sonko, jusqu’à la victoire populaire incarnée par l’élection au premier tour de Bassirou Diomaye Faye. Il met également en lumière l’engagement inlassable des militantes et militants qui ont refusé de renoncer à la perspective d’une transformation sociale, démocratique et souverainiste.

Une cérémonie de reconnaissance et de débats féconds

La discussion académique et militante qui a suivi les interventions inaugurales a été d’une richesse rare. Le Pr Oumar Dia, dans une lecture sociopolitique rigoureuse, a souligné l’importance de la continuité des luttes démocratiques depuis les années 1960 jusqu’à nos jours, insistant sur le fait que le livre documente non seulement une séquence, mais aussi une mémoire vive des résistances populaires. Il a mis en garde contre le risque de « dépossession narrative » où les vainqueurs effaceraient l’histoire des mouvements populaires sous des récits technocratiques postélectoraux.

La Pr Ndèye Astou Ndiaye, quant à elle, a livré une lecture politiste du texte, en soulignant la tentative ambitieuse du CPR Dooleel de reconstruire une gauche idéologique, ancrée dans la critique du néolibéralisme, la souveraineté populaire et l’ancrage panafricain. Elle a salué « la volonté de renouer avec une tradition prophétique de la gauche sénégalaise », capable de conjuguer diagnostic lucide, imagination politique et volonté de transformation structurelle.

Par la voix de Pape Alioune Cissé, le CPR Dooleel PIT-Sénégal a exprimé sa profonde gratitude à tous celles et ceux qui ont contribué au succès de la cérémonie. Il a adressé une mention spéciale à la Fondation Rosa Luxemburg, à son directeur Claus-Dieter König et à Bruno Sonko pour leur soutien constant. Le comité a également remercié chaleureusement le Parti de la gauche européenne (PGE), son président Walter Baier et Maïté Mola, dont l’appui à la publication du livre a renforcé sa visibilité internationale. Une solidarité précieuse à l’heure où les espaces critiques se rétrécissent, et qui redonne sens à l’internationalisme.

La cérémonie du 24 mai fut un moment à la fois de célébration, de réflexion et de relance : célébration des luttes populaires, réflexion sur les formes nouvelles de l’engagement politique, et relance d’un projet de gauche fidèle à l’idéal d’émancipation collective. Le CPR Dooleel, à travers ce livre, propose une boussole intellectuelle et militante pour la suite du chemin : celle d’une gauche populaire, critique, panafricaine, qui ne craint pas d’être minoritaire pourvu qu’elle reste fidèle au peuple.

Ousmane Sonko à Ouagadougou : le souffle d’un panafricanisme de gouvernement

Le déplacement du Premier ministre sénégalais Ousmane Sonko à Ouagadougou à l’occasion de l’inauguration du mausolée Thomas Sankara n’a pas manqué de faire réagir certains observateurs, étonnés par ce geste fort dans un contexte régional tendu. Mais c’est justement dans ce climat de suspicion diplomatique et de reconfigurations géopolitiques que ce voyage prend tout son sens. En choisissant la Radiotélévision burkinabè (RTB) pour sa première interview à une télévision étrangère depuis trois ans, il ne signe pas un alignement, mais une affirmation. Il réinscrit son action dans une continuité historique de luttes pour la souveraineté, la dignité et l’intégration africaine. Dans un entretien dense, sans concession et sans langue de bois, il esquisse les contours d’un panafricanisme lucide, d’une souveraineté active, et d’une diplomatie de réparation. Bref, une pensée politique de gouvernement.

Le langage de la filiation : Sankara, Mamadou Dia et l’actualisation de la pensée politique

L’ouverture de l’entretien est une déclaration de principes. En rendant hommage à Thomas Sankara, le Premier ministre Sonko ne cède ni à la rhétorique commémorative ni à la récupération symbolique. Il assume une filiation méthodologique : Sankara n’est pas seulement une figure tutélaire, il est une boussole. À ses côtés, il cite également Lumumba, Nkrumah, mais surtout Mamadou Dia, dont la réhabilitation par le Président Bassirou Diomaye Faye signe une volonté de renouer avec les racines politiques autochtones. Là où beaucoup se contentent de slogans, le Premier ministre sénégalais se distingue par une pensée qu’on pourrait qualifier de « néo-révolutionnaire contextualisée » : s’inspirer sans répéter, actualiser sans travestir.

Cette posture reflète un changement : l’afro-optimisme ne suffit plus. Ce qui est requis, c’est un ancrage intellectuel solide, une capacité à historiciser les luttes, à articuler le passé et le futur dans une vision de gouvernement. À ce titre, l’entretien est aussi un manifeste méthodologique : le refus du mimétisme, l’insistance sur la pensée située, la valorisation d’un héritage africain encore trop souvent enfoui.

La souveraineté comme pratique : au-delà des postures

Le deuxième pilier du discours est économique et stratégique. Il s’agit pour le PM Sonko de redonner chair à la souveraineté. Non comme posture martiale ou rhétorique guerrière, mais comme pratique quotidienne du pouvoir. La décision de démanteler les bases militaires étrangères du territoire sénégalais en est l’illustration la plus forte. Décrite comme un « acte ordinaire dans un pays indépendant », elle inscrit la souveraineté dans le réel, non dans la gesticulation.

Sur la question du franc CFA, il poursuit une ligne constante : ni rupture précipitée ni conservatisme dogmatique. Il adopte une approche rationnelle, intégrant les enjeux de stabilité macroéconomique, de compétitivité et d’intégration régionale. Le combat n’est pas contre une monnaie en soi, mais pour une politique monétaire au service du développement industriel africain. Cette distinction entre le symbolique (héritage colonial du CFA) et le fonctionnel (arrimage, stabilité) illustre une vision stratégique.

Quant à la France, le refus des postures binaires est net. Il ne s’agit ni de diaboliser ni d’idéaliser, mais de replacer ce partenaire dans une grille relationnelle plus large. Ce que propose le PM Ousmane Sonko, c’est de sortir du tête-à-tête infernal pour replacer l’Afrique au centre de son propre agenda diplomatique. Ni soumission, ni hostilité, mais contractualisation rationnelle des relations internationales.

Réparer l’Afrique : diplomatie, jeunesse et géopolitique régionale

Enfin, le troisième temps fort de l’entretien relève du politique au sens le plus noble : la réconciliation des fractures africaines. Face au retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la CEDEAO, Sonko évite l’invective pour préférer la complexité. Il reconnaît la légitimité de leurs choix tout en pointant les manquements de l’organisation. Il rappelle que l’histoire, la géographie, les solidarités familiales et les flux économiques commandent la coopération. D’où son appel à une diplomatie de réparation : restaurer les liens brisés, réconcilier les peuples au-delà des régimes.

Le discours final à la jeunesse africaine n’est pas un simple appel moral, mais un véritable projet politique. Pour que le XXIe siècle soit africain, il faut que la jeunesse retrouve confiance en la politique et que les États dépassent leurs rivalités. L’enjeu n’est plus d’unir des gouvernements, mais des peuples, non de préserver des frontières, mais d’organiser les interdépendances. C’est là l’originalité géopolitique de Sonko : promouvoir une intégration non plus seulement institutionnelle, mais civilisationnelle, fondée sur la sécurité et le développement.

Ce que donne à voir cette interview n’est pas un simple changement de ton, mais un changement d’époque. Le Premier ministre Ousmane Sonko ne parle plus en opposant radical, mais en gouvernant lucide. Il n’a pas renié ses idéaux : il les a traduits en actes.

De l’insoumission à la pensée : l’héritage politique d’Aline Sitoé Diatta

Le jeudi 22 mai 2025, à l’invitation de mon ami le Professeur François Joseph Cabral, récemment nommé coordonnateur de l’Université du Sénégal oriental, je participe au symposium international organisé à l’Université Assane Seck de Ziguinchor : « Aline Sitoé : 80 ans après, l’actualité d’une icône des luttes de libération et du refus de la désafricanisation ». J’y parlerai de ce que sa révolte a fait advenir : une pensée politique singulière. Ce texte en est une esquisse.

La politique ne se réduit pas aux institutions ou aux scrutins : elle est une manière d’habiter le monde, de distribuer le pouvoir, de définir qui commande, qui obéit, qui parle ou qui se tait. Le champ politique concerne la gestion collective de l’existence, le sens donné à la loi, la quête de souveraineté, de justice, d’autorité, mais aussi les récits, les symboles et les rites qui fondent le vivre-ensemble. Une pensée politique, en ce sens, est un système d’idées structuré permettant d’analyser, de critiquer ou d’orienter l’exercice du pouvoir. Ancrée dans l’histoire, elle éclaire les luttes sociales, propose des alternatives et guide les dynamiques de transformation collective.

Or, il existe des formes de pensée politique qui s’expriment hors des sentiers battus, loin des bibliothèques, loin des parlements. Des pensées qui se disent par les gestes, les refus, les chants, les rites. C’est dans cette veine que s’inscrit l’héritage d’Aline Sitoé Diatta. Comme le disait Mao Zedong, « le fondement de la théorie, c’est la pratique ». Aline n’a pas écrit de traité, mais elle a pensé en marchant, en parlant, en désobéissant. Son legs est une pensée politique vivante, enracinée, agissante.

Penser par les gestes : une politique du refus incarné

Aline Sitoé Diatta est née dans une Basse-Casamance prise en étau entre le joug colonial français et le patriarcat structurant de la société joola. Dans cet univers, sa pensée émerge d’une pratique quotidienne de résistance, enracinée dans les gestes les plus concrets de la vie. Après avoir été envoyée, très jeune, à Dakar comme employée domestique — ce qui était une trajectoire fréquente pour de nombreuses jeunes filles de l’époque — elle retourne dans son village de Kabrousse et y réinsuffle une dynamique politique nouvelle. Elle redonne centralité à la ruralité, convoque les rituels de pluie, proclame le refus de payer l’impôt colonial et de céder le riz aux agents recruteurs. Chacun de ses gestes, en apparence ordinaire, devient un acte politique. Chaque refus, une doctrine.

Ce que l’administration coloniale a voulu disqualifier comme mysticisme ou désordre révèle, en réalité, une pensée politique originale et radicale. Aline Sitoé ne s’attaque pas seulement à une taxe ou à une réquisition : elle remet en cause le fondement même de l’ordre impérial. Elle ne demande ni reconnaissance ni intégration : elle oppose un refus global, total, sacré. Sa parole, portée par la transe et le chant collectif, défie l’épistémologie coloniale qui méprise les savoirs africains. Elle pense par le rite, elle agit par la foi, et c’est par ces canaux qu’elle politise l’insoumission.

De la terre au corps : une politique de la souveraineté et du sacré

Le legs d’Aline Sitoé Diatta est triple. Il est écologique, car elle proclame la terre comme matrice de vie et non comme simple ressource. En refusant les logiques extractivistes, elle anticipe les luttes contemporaines pour la souveraineté économique. Il est culturel, parce qu’elle rejette l’assimilation et revalorise les traditions, les cosmologies africaines, les langues, les chants, les gestes. Enfin, elle redéfinit le pouvoir à partir de son propre corps de femme : prophétesse, prêtresse, meneuse. Elle subvertit les codes masculins de la légitimité, fait de la condition féminine une puissance, non une assignation.

Sa politique n’est pas celle des armes, mais celle du symbole, du retrait, du soin. Comme d’autres grandes figures du Sud — de Gandhi à Thomas Sankara —, elle fait du refus une stratégie, de la foi une force, de la mémoire une arme. Et c’est là que la pensée de Mao nous aide à lire son itinéraire : la théorie n’est pas d’abord écrite, elle est d’abord vécue. C’est la pratique, éclairée par l’intuition du juste, qui forge les concepts.

En 2025, penser Aline Sitoé Diatta, ce n’est pas faire mémoire d’un passé figé, mais réactualiser une praxis de libération. Dans un monde où les dominations prennent d’autres formes — économiques, numériques, idéologiques —, sa voix résonne encore.

Payer les murs, oublier les morts ?

Ce 14 mai 2025, Seneweb a publié un article s’appuyant sur une enquête du quotidien L’Observateur, révélant une information aussi révélatrice que discrète : l’État du Sénégal a déboursé plus de 5 milliards de francs CFA pour indemniser deux entreprises ayant subi des dommages lors des manifestations de février 2024. Cette décision, prise sous le régime de Macky Sall, a été actée le 26 mars 2024, soit seulement quelques jours avant la fin officielle de son mandat.

Les documents budgétaires cités évoquent un appui du ministère du Commerce en collaboration avec celui des Finances, mais sans préciser le mécanisme précis ayant permis ce déblocage : aucune référence formelle au Programme de résilience économique et sociale (PRES) ni à une ligne budgétaire spécifiquement dédiée aux réparations post-émeutes. Toute extrapolation à ce stade relèverait donc de l’hypothèse, bien que l’on puisse raisonnablement supposer que des dispositifs de soutien ponctuel ont été activés, comme cela s’est fait dans d’autres contextes.

Le souci des biens, le silence sur les vies

Cette information remet en cause une rhétorique entendue à l’occasion de l’adoption de la proposition de loi Amadou Ba interprétative de loi portant amnistie de 2024. Plusieurs responsables politiques de l’ancien régime et leurs relais médiatiques avaient alors accusé le nouveau pouvoir — notamment le PASTEF — de faire preuve d’insensibilité envers les victimes économiques des troubles sociaux. Mais ce que démontre la publication du 14 mai, c’est que l’État de Macky Sall n’avait nullement abandonné les entreprises lésées : il les indemnisait — à bas bruit, sans publicité excessive, mais de manière concrète.

Dès lors, le procès en indifférence dressé contre les nouvelles autorités tombe à plat. Car le souci des intérêts économiques a bel et bien existé sous Macky Sall, même au cœur des moments de haute tension politique. Le vrai scandale, donc, ce n’est pas qu’on ait indemnisé des entreprises. C’est qu’on n’ait jamais pris la peine de reconnaître, d’enquêter, de juger les crimes commis contre les manifestants.

Et les 80 morts? Toujours aucun nom, aucune enquête, aucune justice

Entre 2021 et 2024, au moins 80 personnes, majoritairement jeunes, ont été tuées lors des différentes vagues de répression contre les mobilisations populaires. Certains d’entre eux sont tombés sous les balles. D’autres ont été retrouvés morts dans des circonstances troubles, parfois après des arrestations. Pour tous ces morts, pas une seule enquête publique, pas un seul procès. L’ancien pouvoir a préféré laisser ces pages sanglantes dans l’ombre.

Or, pendant ce temps, les familles des victimes ont pleuré, sans vérité, sans justice. À ceux qui, hier encore, criaient au scandale parce qu’on osait amnistier des manifestants ayant causé des dégâts matériels, nous posons aujourd’hui cette question : maintenant que vous savez que ces dégâts ont été indemnisés par l’État, qu’avez-vous fait — ou que ferez-vous — pour que lumière soit faite sur les pertes en vies humaines ?

Une République qui répare les murs, mais pas les blessures?

Il ne s’agit pas d’opposer les douleurs. Il s’agit de rétablir une hiérarchie des responsabilités. La République ne peut pas se contenter de solder les comptes économiques tout en laissant les crimes d’État impunis. Oui, il est légitime de soutenir les entreprises frappées par les émeutes. Mais il est bien plus impérieux encore de reconnaître les mères, les pères, les frères et sœurs de ceux que la répression a tués. C’est à cette condition que la démocratie sénégalaise, meurtrie, mais debout, pourra guérir ses plaies.

Le nouveau gouvernement a hérité d’un lourd passif. Mais il a aussi une opportunité historique : celle d’ouvrir les archives, d’enquêter, de juger, de dire le droit, au nom de tous ceux que l’on a voulu effacer des bilans officiels. Car la révolution citoyenne du 24 mars 2024 n’est pas une parenthèse : elle est un appel à la dignité, à la mémoire, à la justice.

Pape Léon XIV : la géopolitique de la colombe

En élisant le cardinal américain Robert Francis Prevost au trône de Pierre, les 115 cardinaux électeurs ont fait plus que choisir un pasteur : ils ont déclenché une onde diplomatique, culturelle et spirituelle à l’échelle planétaire. Ce nouveau pontificat, sous le nom de Léon XIV, est un fait géopolitique majeur. La papauté, même sans division militaire — comme s’en moquait Staline —, dispose d’un soft Power inégalé, forgé dans les siècles, et réactualisé sous les pontificats récents.

Une élection rapide, un symbole fort

La rapidité de cette élection — deux jours de conclave — s’inscrit dans une tradition désormais bien ancrée. Depuis le XIXe siècle, les conclaves s’abrègent ; le temps n’est plus à l’indécision. Le monde attend, les équilibres sont fragiles, les messages doivent être délivrés vite et fort. En ce sens, la première parole de Léon XIV — « Paix à vous » — est un jalon posé vers une diplomatie pontificale active, en rupture feutrée, mais réelle avec les crispations nationalistes et sécuritaires de notre époque. Et le choix de son nom est hautement symbolique : Léon Ier, dit le Grand, n’est-il pas celui qui, au Ve siècle, a négocié avec Attila et désamorcé la fureur vandale ? Derrière le nom, un programme : la paix.

Dans son premier discours, le nouveau souverain pontife n’a cité aucun pays, mais le ton était clair : « Paix à vous », a-t-il lancé, les yeux levés vers la foule, mais l’esprit tourné vers les peuples blessés. Par cette formule simple, mais lourde de sens, Léon XIV a inscrit son pontificat dans la continuité d’une diplomatie vaticane qui, sous Jean-Paul II puis François, s’est engagée pour la résolution pacifique des conflits. À travers cet appel universel, comment ne pas percevoir une adresse implicite aux drames contemporains : au génocide en cours à Gaza, aux guerres fratricides qui ensanglantent le Soudan et le Soudan du Sud, au supplice silencieux des populations de l’Est de la RDC, ou encore aux dirigeants de Moscou et de Kyiv, enfermés dans une guerre sans horizon ?

Un pape de justice sociale et d’envergure mondiale

Robert Francis Prevost est un homme aux racines multiples, à l’image d’un catholicisme mondial qui transcende les frontières. Son père, ancien combattant de la marine américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, devenu administrateur scolaire, était d’ascendance française et italienne ; sa mère, d’origine espagnole. C’est dans les quartiers populaires du sud de Chicago, à l’église Sainte-Marie-de-l’Assomption, qu’il a grandi en servant la messe comme enfant de chœur — un enracinement pastoral modeste, mais formateur.

Il devient ainsi le premier pape issu de l’ordre des augustiniens, une famille religieuse fondée sur la spiritualité de Saint Augustin, évêque d’Hippone au IVe siècle. Augustin était un Africain, né à Thagaste en Numidie romaine (aujourd’hui Souk Ahras, en Algérie), et mort à Hippone (Annaba actuelle). Figure majeure de la patristique, philosophe, théologien, exégète, il demeure l’un des penseurs les plus influents du christianisme, à l’origine de notions durables comme le temps intérieur, la cité de Dieu, la grâce ou le péché originel.

À peine élu, Léon XIV a suscité une vague de réactions officielles et de prises de parole significatives à travers le monde. Le président Gustavo Petro de Colombie lui a adressé ses félicitations tout en l’appelant, dans un même souffle, à prendre la défense des migrants latino-américains confrontés à l’humiliation et au rejet sur le sol des États-Unis.

Un pape salué dans le monde, attendu sur les marges

Aux États-Unis, Donald Trump s’est empressé de saluer l’élection d’un pape issu de son pays, dans un ton typiquement emphatique : « Félicitations au cardinal Robert Francis Prevost, qui vient d’être nommé pape. C’est un tel honneur de constater qu’il est le premier pape américain. Quelle excitation, et quel immense honneur pour notre pays. J’ai hâte de rencontrer le pape Léon XIV. Ce sera un moment très fort ! » Derrière cette exaltation patriotique, on pressent cependant une dissonance à venir. Lorsque Léon XIV défendra — comme il l’a déjà esquissé — les sans-papiers, les exclus, les travailleurs précaires et les réfugiés, il est fort probable que Trump, fidèle à son habitude, transforme l’enthousiasme en hostilité. Le président français Emmanuel Macron a salué un « moment historique pour l’Église catholique et ses millions de fidèles ». Le président sud-africain Cyril Ramaphosa a salué un « moment profond pour l’Église catholique et la communauté mondiale », espérant que « la fumée blanche du conclave l’emporte sur les fumées noires des bombardements ». Il a vu dans l’appel à la paix de Léon XIV un hommage au pape François et a souhaité « un pontificat porteur d’unité et de solidarité sociale ».

Plus sobre et plus profond, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye a adressé un message empreint de spiritualité et de lucidité politique. « J’adresse mes chaleureuses félicitations au Cardinal Robert Prevost, élu Pape sous le nom de Léon XIV », a-t-il déclaré sur son compte X officiel, avant de souhaiter à « Sa Sainteté Léon XIV et à toute la communauté catholique » un pontificat « sous le signe du dialogue interreligieux, de la paix et de la fraternité humaine ». Dans une région du monde où l’équilibre entre communautés religieuses est précieux, cette déclaration est plus qu’un geste protocolaire : c’est un appel à une diplomatie pontificale attentive aux dynamiques africaines et au vivre-ensemble au sud du Sahara.

Léon XIV n’est pas un pape américain au sens d’un représentant de la puissance étasunienne. Né à Chicago, citoyen des États-Unis, il est certes le premier pontife venu d’Amérique du Nord, mais son parcours pastoral le situe résolument ailleurs : c’est en Amérique latine, dans les diocèses pauvres du Pérou, qu’il a longtemps exercé sa mission. Il y a appris l’écoute patiente, l’accompagnement des marginalisés, la proximité avec les peuples autochtones. À l’instar de François, venu d’Argentine, il connaît la réalité des périphéries. Par sa biographie, il unit le Nord et le Sud, l’Église des centres et celle des marges. En ce sens, ce n’est pas tant l’Amérique impériale qui entre à Rome que l’Amérique populaire, métissée, vulnérable, résistante.

En somme, Léon XIV ne régnera pas seulement sur les âmes des catholiques. Il sera une figure incontournable de la géopolitique mondiale, une conscience pour un monde en perte de repères. Et à l’heure où les murs se construisent plus vite que les ponts, il est bon qu’un Pape, encore une fois, choisisse de marcher dans les pas d’Augustin et de Léon le Grand, en bâtisseur de paix.

La preuve par l’absurde

De mes années de lycée, je garde le souvenir d’un professeur de mathématiques à la fois bienveillant et passionné. Il avait cette pédagogie claire et rassurante : il expliquait en écrivant méthodiquement au tableau, si bien que personne ne se sentait perdu. C’est dans ce cadre, entre deux intégrales et quelques équations, qu’il m’a initié au raisonnement par l’absurde. Il n’utilisait pas le mot « apagogie » — trop savant, trop intimidant, il aurait suffi à décourager toute une classe — mais parlait simplement de « démonstration par l’absurde ». Le principe était limpide : une affirmation est vraie en montrant que son contraire est faux. Autrement dit, on suppose ce que l’on veut contester — et l’on pousse le raisonnement jusqu’à ce que l’absurdité apparaisse.

Je voudrais rendre hommage à ce professeur, en appliquant sa méthode à une série d’éditoriaux récemment parus. À les lire, le Sénégal serait devenu une dictature numérique, une république bananière mâtinée de village Potemkine. Pardon, je voulais dire : un État en décrépitude dirigé par des néophytes exaltés, hystériques et incompétents, pour reprendre le ton feutré et modéré de certains plumitifs endimanchés.

Alors, raisonnons par l’absurde…

Supposons donc, pour les besoins de la démonstration, que ces éditoriaux au vitriol disent vrai. Que le Sénégal est aujourd’hui aux mains de dangereux agitateurs, venus pour brûler la République, étouffer la presse et réduire les libertés à peau de chagrin ! Soit.

Première conséquence : la presse est muselée. Mais… comment dire ? Ces éditoriaux existent. Ils sont publiés. Ils circulent librement. Ils sont relayés par les réseaux sociaux, commentés, likés, débattus. Aucun de leurs auteurs n’a été convoqué à la Section de Recherches, aucun n’a fait un séjour au pavillon spécial, aucun n’a été poursuivi pour « diffusion de fausses nouvelles ». Ce détail, apparemment insignifiant, invalide totalement la thèse initiale. Car enfin, dans une dictature, les gens qui parlent trop fort, on ne les corrige pas par des éditos, mais par des convocations. Or ici, c’est tout le contraire : plus ils exagèrent, plus ils publient.

Deuxième conséquence absurde : ce gouvernement ne respecterait pas l’État de droit. C’est beau, cette réinvention permanente de la logique : ceux qui ont tant toléré l’instrumentalisation de l’État pendant douze ans — détourné pour réprimer, interdire, emprisonner — se découvrent soudain des vocations de gardiens du temple. Mais que faisait donc leur plume quand, de 2021 à 2024, on tirait sur des manifestants, qu’on interdisait des meetings, qu’on expulsait des députés, qu’on étouffait les voix dissidentes ? Mystère. Ou plutôt non : certains théorisaient alors, dans un élan de stoïcisme feutré, que nul ne peut lutter contre l’État, comme s’ils paraphrasaient Hobbes version Sénégauloise. Étrange silence de cathédrale à l’époque, devenu aujourd’hui tambour de guerre.

Troisième conséquence, ô combien absurde : les tenants du pouvoir seraient des « plouques », des rustres, des sans-styles, des mal-peignés. Une critique qui fleure bon le mépris de classe, dans la lignée des sarcasmes essuyés par Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Amadou Kourouma. Mais ce mépris rappelle aussi les moqueries subies par Lumumba, Sankara ou même Mandela, autrefois tournés en dérision pour leur langage, leur tenue ou leur ancrage populaire. Comme chez Mongo Beti, les élites francisées, engoncées dans leur complexe d’imitation, continuent de toiser ceux qui n’ont ni le « verbe qui Françèèèrrre » ni les manières de salon. Pour certains, c’est encore cela la République : la forme avant le fond, le vernis avant la vertu.

L’ironie des temps démocratiques

Mais voyez-vous, ce qui est merveilleux avec la démocratie, c’est qu’elle permet précisément cela : critiquer le pouvoir en toute impunité. Et c’est là que le raisonnement par l’absurde atteint son paroxysme : ceux qui dénoncent une dictature le font librement, abondamment, publiquement. Ce qui prouve, paradoxalement, qu’ils ont tort. C’est l’équivalent contemporain du serpent qui se mord la queue. À force de dénoncer l’absence de liberté… ils prouvent qu’elle existe.

Finalement, on peut remercier ces éditorialistes. Par leur agitation outrée, ils confirment que le régime actuel tolère la critique, même la plus caricaturale. Ils sont devenus, malgré eux, les témoins de la vitalité démocratique qu’ils prétendent enterrer. Merci donc, chers chroniqueurs indignés !

Gouverner autrement : PASTEF et l’invention d’une révolution sous État de droit

L’arrivée au pouvoir du PASTEF, portée par des leaders à peine libérés de prisons, marque une rupture inédite dans l’histoire politique sénégalaise. Ce n’est ni une révolution bolchévique, ni une alternance routinière, mais l’ouverture d’un cycle nouveau : une tentative de transformation radicale conduite dans le respect des formes républicaines traditionnelles. Pour en saisir la portée, il faut lire la structure sociale du pays, les contraintes systémiques héritées, et les tensions internes au projet de rupture porté par le Président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre Ousmane Sonko.

Le concept de «parti attrape-tout» : une lecture inadaptée

Réduire le PASTEF à un « parti attrape-tout » trahit une méconnaissance des dynamiques sociales africaines. Le politiste Otto Kirchheimer (1905-1965), qui a forgé ce concept dans le contexte des démocraties capitalistes d’après-guerre, partait de l’idée d’un espace politique structuré par des clivages de classes solides. Le capitalisme sénégalais, lui, est périphérique, extraverti, bâti sur la rente, l’endettement et un État clientéliste. Samir Amin (1931-2018) l’a longuement analysé : l’Afrique francophone postcoloniale n’a jamais connu une industrialisation endogène permettant l’émergence d’une bourgeoisie nationale autonome ou d’un prolétariat majoritaire. La société sénégalaise, à la lumière des catégories de Claude Ake (1939–1996), apparaît comme fortement hiérarchisée, mais faiblement classée : les inégalités sont visibles, mais les appartenances de classe restent fragmentées et instables. On y trouve des élites liées au pouvoir, une petite bourgeoisie urbaine vulnérable, un salariat dispersé, une paysannerie contrastée, et un vaste secteur informel dominé par la précarité.

Dans ce paysage éclaté, les partis ne représentent pas des classes, ils tentent de les construire. Le PASTEF a joué ce rôle d’agrégateur, fédérant une jeunesse précaire, des diplômés d’ici et de la diaspora, des classes moyennes frustrées et des petits producteurs marginalisés autour d’un imaginaire de justice, de souveraineté et d’éthique. Sa transversalité est moins une faiblesse qu’une réponse à une société où les lignes de classe sont floues, mais les fractures bien réelles. Son objectif est de forger un bloc populaire pluriel, apte à porter une transformation de l’État dans un cadre républicain.

Rupture civique et reconquête légale

La singularité du PASTEF tient aux circonstances exceptionnelles de sa victoire. Après de longs mois de détention, ses dirigeants n’ont été libérés que quelques jours avant le scrutin, ne disposant que de dix jours pour mener campagne et renverser un régime soutenu par un système clientéliste profondément enraciné et protégé par les réseaux de la Françafrique et les institutions financières internationales. Leur victoire relève d’un surgissement populaire. Ce n’est pas une alternance comme une autre : c’est une révolution politique, sans violence armée, mais avec une rupture nette dans la légitimité.

Cette révolution civique n’est pas un slogan : c’est une tension réelle entre rupture et continuité institutionnelle. Le PASTEF ne cherche pas à dissoudre l’État, mais à le réorienter. La légalité républicaine devient un terrain de transformation : Assises de la Justice, audits, transparence, rationalisation. Mais cette réorientation touche aussi le cœur social et économique de l’État : repenser la fiscalité, revaloriser le travail, reconstruire les services publics, et rétablir la justice sociale dans la répartition des ressources et des efforts. Ce choix de la réforme dans les règles n’est pas une compromission, mais une stratégie. Il s’agit d’une reconquête patiente et légale de l’État néocolonial.

Un projet sous contraintes

Les marges de manœuvre restent étroites : dettes massives, pression des bailleurs, rigidité budgétaire, dépendance monétaire. Mais réduire ce cadre contraint à une simple gestion technocratique serait une erreur. Le PASTEF tente une voie panafricaine de reconquête souveraine, inspirée de Mamadou Dia, Sankara ou Cheikh Anta Diop, mais réinventée avec des outils nouveaux — diaspora bonds, justice fiscale, austérité ciblée.

Ce projet n’est ni pur ni linéaire. Il est fragile, exposé, contesté. Mais il est audacieux. À bien des égards, il rappelle les trajectoires de Mahathir en Malaisie ou Lee Kuan Yew à Singapour, dans leur volonté de forger une voie nationale, disciplinée, éthique. À cette différence près : le PASTEF inscrit sa démarche dans le pluralisme et l’État de droit. Une révolution par le droit, pour un autre ordre.

Le pacte du manguier : le 1er mai qui change tout

« La paix sociale ne se décrète pas, elle se construit. »
Ousmane Sonko, discours du 1er mai 2025

Qu’ils se taisent, les oiseaux de malheur. Qu’ils se replient, les nostalgiques de l’ordre ancien. Qu’ils se ressaisissent, ces opposants sans boussole qui ne digèrent toujours pas l’irréversible : le Sénégal a changé. Et ce 1er mai 2025, sous les frondaisons du dialogue social, ce changement a porté ses premiers fruits. En scellant un pacte tripartite historique avec les syndicats et le patronat, le Premier ministre Ousmane Sonko a non seulement déjoué les pièges du désordre programmé, mais il a donné au pays ce que plus personne n’espérait : une méthode, une vision, un souffle nouveau.

Cette victoire n’est pas une surprise. Elle est le fruit d’un travail rigoureux entamé dès les premières heures du pouvoir du Président Bassirou Diomaye Faye, d’un cap fixé avec clarté et d’un engagement sans relâche pour la justice sociale. Là où l’ancien régime achetait la paix sociale à coups de chèques corrupteurs et de promesses creuses, le nouveau gouvernement a préféré la transparence, le dialogue équidistant, la réforme dans le respect. Il ne s’agit pas d’un compromis de façade, mais d’un contrat républicain, adossé à l’agenda national de transformation et inscrit dans la durée.

L’art de gouverner autrement : le pari social sénégalais

Le pacte du 1er mai n’est pas un geste symbolique. Il est une réponse structurée aux maux profonds hérités : inégalités salariales, précarisation des travailleurs, effondrement des services publics. Le secteur de l’hôtellerie-restauration, emblématique de cette économie de la débrouille et de l’exploitation invisible, a été placé sous protection sociale réelle avec une réforme du temps de travail. Les agents de l’État les plus mal payés ont vu leurs salaires revalorisés selon une grille juste et équitable. Mieux encore, les revenus du pétrole et du gaz, ces richesses si souvent détournées au profit de castes parasitaires, serviront enfin à renforcer l’éducation, la santé et le logement.

Ceux qui, hier encore, clamaient que gouverner c’est renoncer, doivent ravaler leurs certitudes. Gouverner, ici et maintenant, c’est reconstruire sans brutalité, réformer sans trahir, innover sans exclure. Et c’est ce qu’a fait ce gouvernement : il a soutenu l’insertion des jeunes, modernisé la formation, renforcé le dialogue social, tout en respectant les équilibres macroéconomiques. Une prouesse que même les plus sceptiques ne peuvent contester sans mauvaise foi.

Une défaite pour les rentiers de la peur

Ceux qui espéraient l’enlisement social comme rampe de lancement pour leur revanche électorale doivent constater leur échec : la trêve sociale de trois ans, acceptée par toutes les parties, est un désaveu cinglant infligé à ceux qui misent sur le chaos. Les agents contractuels, les travailleurs de l’informel, les oubliés des collectivités locales, les secteurs marginalisés comme la culture ou l’agriculture — tous voient aujourd’hui leurs revendications enfin prises en compte. La réforme du Code du travail, la création de l’Institut national du Travail, et l’adoption de la convention de l’Organisation internationale du travail (OIT) contre le harcèlement sont autant de signaux forts : le temps des faux-semblants est terminé.

Qu’on le dise donc sans ambages : ce 1er mai est une défaite pour les professionnels du soupçon, les rentiers de la peur sociale, et les héritiers d’un système fondé sur l’inertie, le clientélisme et la démagogie. Ce pacte ne se contente pas de rétablir la paix sociale ; il réhabilite la politique dans sa fonction noble : organiser le vivre-ensemble sur des bases justes et durables.

Alors oui, le manguier a donné ses premiers fruits. Et ce ne sont ni des mirages, ni des slogans, mais des engagements précis, chiffrés, suivis, assumés. Les murmures sceptiques peuvent bien persister. Ils seront couverts par les pas de ceux qui avancent.