« Le FMI demeure un partenaire engagé du Sénégal » : vraiment ?

La directrice du FMI affirme son « engagement » envers le Sénégal. Pourtant, l’institution a suspendu ses versements juste après que Dakar a révélé l’ampleur de sa dette cachée. Derrière ce paradoxe se cache une logique implacable : pour le FMI, la stabilité des marchés prime sur la sincérité démocratique. Analyse d’un partenariat qui ressemble à une tutelle.

« Le FMI demeure un partenaire engagé du Sénégal. » Par ces mots, madame Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international, a voulu réaffirmer la confiance de l’institution le 3 octobre 2025, à l’issue de la revue du programme sénégalais et de ses échanges avec les autorités. Le message se voulait rassurant, comme pour dissiper les doutes suscités par la révélation de l’ampleur de la dette cachée. Mais derrière la formule diplomatique se profile un paradoxe : ce même FMI a suspendu ses décaissements au moment où l’État sénégalais rompait avec des décennies d’opacité pour assumer la transparence.

Ainsi, la sincérité budgétaire, au lieu d’être saluée comme une rupture démocratique, est traitée comme une faute technique. Le geste politique d’un gouvernement qui choisit de dire la vérité se heurte au mur froid d’une orthodoxie qui préfère l’illusion de la stabilité à l’exigence de lucidité. En proclamant son « engagement », le FMI réaffirme en réalité son rôle de gardien de la confiance des marchés.

Le FMI et le Sénégal : accords, refus et conditionnalités

Les relations entre le Sénégal et le FMI ne datent pas d’hier. Depuis les années 1980, elles sont marquées par une succession de programmes d’ajustement et de financements conditionnés, oscillant entre stabilisation macroéconomique et sacrifices sociaux. Dans cette longue histoire, le Fonds a endossé un rôle de « tuteur budgétaire », imposant ses réformes structurelles au nom de la discipline macroéconomique.

En janvier 2020, le Sénégal a ainsi souscrit un Instrument de coordination des politiques (ICP) : un cadre sans financement direct, conçu pour rassurer ses partenaires et ouvrir la voie à des ressources concessionnelles. Quelques mois plus tard, au plus fort de la pandémie de COVID-19, un appui d’urgence de 442 millions de dollars a été débloqué pour financer la riposte sanitaire et protéger les filets sociaux.

En juin 2021, le pays a obtenu un nouvel accord combinant une Facilité de crédit stand-by (FCS) et une Facilité de crédit à court terme (FCC), pour un montant total de 453 millions de droits de tirage spéciaux (environ 650 millions de dollars), équivalant à 140 % de son quota. Ces ressources avaient pour fonction de stabiliser les comptes extérieurs et de soutenir la reprise post-COVID. L’accord a été revu à la hausse en juin 2022 puis prolongé en novembre de la même année, consolidant les réserves internationales.

Le véritable tournant survient en juin 2023, lorsque le FMI approuve un programme de 36 mois combinant, d’une part, une Facilité élargie de crédit (FEC) et un Mécanisme élargi de crédit (MEC) pour 1,51 milliard de dollars, destiné à la soutenabilité de la dette et aux réformes budgétaires, et, d’autre part, une Facilité pour la résilience et la durabilité (FRD) de 324 millions de dollars, spécifiquement conçue pour financer la transition climatique et énergétique. À la première revue, en décembre 2023, le FMI valide le déblocage de 215 millions de dollars (FEC/MEC) pour soutenir le budget de l’État et de 64 millions de dollars (FRD) pour les projets liés au climat.

2024 : La révélation qui dérange

En mai 2024, une mission du FMI conduite par Edward Gemayel, économiste libanais et chef de mission pour le Sénégal — un poste qu’il avait déjà occupé dans les années 2010, ce qui en faisait un fin connaisseur des fragilités de l’économie nationale — saluait encore la résilience du pays. Les chiffres semblaient encourageants : croissance de 4,6 % en 2023, inflation ramenée à 5,9 %, et rebond attendu à 7,1 % grâce à l’entrée en production du gaz. Mais derrière cet optimisme, l’institution glissait déjà ses avertissements : un déficit courant de 18,8 % du PIB, un endettement franchissant le plafond de l’UEMOA (73,4 % du PIB) et un coût budgétaire croissant des subventions énergétiques. Le programme en cours devait amener le déficit budgétaire à 3 % d’ici 2025, au prix de réformes fiscales et énergétiques.

La révélation, en septembre 2024, d’une dette cachée qui portait l’endettement réel à 118 % du PIB a fait éclater cet équilibre fragile. La réaction du FMI fut immédiate : suspension des décaissements, mise en doute de la soutenabilité de la dette, rappel à l’ordre. Le paradoxe saute aux yeux : au lieu de saluer la transparence d’un gouvernement qui ose briser l’omerta budgétaire, l’institution la punit. La vertu démocratique devient une faute technique ; l’honnêteté, une imprudence ; l’opacité, une stratégie de survie.

Le coût de cette sanction ne fut pas qu’une abstraction comptable. Sur l’année 2024, près de 494 millions de dollars (soit environ 296 milliards de FCFA) de flux attendus n’ont pas été versés : 258 milliards FCFA au titre de la FEC/MEC et 38,4 milliards FCFA au titre de la FRD, censée financer la transition climatique. Le Premier ministre Ousmane Sonko a estimé la perte à 250 milliards FCFA par an, un chiffre qui donne l’échelle du trou de trésorerie à combler. Pour compenser, le Sénégal a dû se tourner massivement vers le marché régional : près de 1 350 milliards FCFA levés en 2025, à des conditions nettement plus coûteuses que l’appui concessionnel du FMI.

Les conséquences sociales se sont fait sentir immédiatement : gel de plusieurs projets d’infrastructures, réduction de près de 130 milliards FCFA dans la loi des finances rectificatives 2025. À cela s’ajoute un climat financier dégradé : les euro-obligations du Sénégal ont perdu de leur valeur en 2025. Ainsi, la transparence n’a pas seulement été sanctionnée symboliquement : elle a eu un coût direct pour les finances publiques, les infrastructures et les citoyens.

Il ne s’agit pas ici de disculper l’ancien président Macky Sall et son gouvernement, qui portent la responsabilité directe de cette situation. Par leurs choix désastreux et leurs pratiques opaques, ils ont laissé s’accumuler une dette cachée dont l’ampleur a fini par exploser au grand jour. Pire encore, Macky Sall avait publiquement nié l’existence même de cette dette, érigeant le déni en stratégie politique, alors que les institutions de contrôle en avaient déjà donné des signaux d’alerte. Cette dérive est l’héritage d’une gouvernance regrettable, que la transparence actuelle vise précisément à corriger. Mais le paradoxe est cruel : la sanction du FMI ne frappe pas la dissimulation passée, ni les responsables de cette opacité, mais bien l’acte de vérité qui a consisté à révéler l’ampleur du désastre.

La «police de la confiance» ou le partenariat impossible

Pour comprendre cette réaction, il faut rappeler que le FMI agit selon un mandat global : prévenir tout risque de crise de confiance susceptible de contaminer les marchés financiers internationaux. Dans ce schéma, la révélation d’une dette cachée n’est pas l’expression d’une sincérité démocratique, mais un « choc de défiance » qui alerte investisseurs et bailleurs. La réponse est mécanique : suspension des décaissements, recalibrage budgétaire, mise sous surveillance.

Il serait simpliste de voir dans le FMI une institution uniquement cynique. Son mandat, défini par ses principaux actionnaires, est avant tout de préserver la stabilité du système financier global. En cela, il est structurellement contraint de privilégier la prévisibilité des marchés, même lorsque cette logique entre en conflit avec l’exigence de vérité démocratique d’un État membre. Mais cette rationalité technocratique alimente une mécanique de chantage à la confiance : dire la vérité devient risqué, mentir une stratégie.

L’exemple sénégalais illustre cette mécanique implacable. Les conditionnalités imposées — réduction accélérée du déficit, hausse des tarifs énergétiques, sortie de la liste grise du GAFI, ciblage social des subventions — obéissent à une logique de discipline externe, pensée pour rassurer les marchés avant de renforcer la souveraineté budgétaire. Derrière le discours d’« assistance », la fonction réelle du FMI se révèle : non pas aider les États à bâtir une économie intègre, mais garantir la prévisibilité d’un système financier mondialisé.

Ce que l’institution appelle « stabilité » n’est rien d’autre qu’une police de la confiance : elle veille à ce que les investisseurs dorment tranquilles, même si les citoyens ont des insomnies. Dès lors, la question n’est plus de savoir « à quoi sert le FMI », mais de constater ce qu’il perpétue : un ordre où la sincérité démocratique devient un handicap et le mensonge, ou du moins la dissimulation apparaît comme une stratégie de gouvernement.

Et maintenant? Pour une autre voie souverainiste

Face à cette mécanique implacable, le gouvernement sénégalais ne peut se contenter d’accepter n’importe quel accord avec le FMI au nom d’une « stabilité » dictée de l’extérieur. La discipline budgétaire est nécessaire, mais elle doit être choisie et orientée vers l’investissement productif, la justice sociale et la transparence.

Le Sénégal dispose de ressources internes qu’il peut et doit mobiliser : une fiscalité plus équitable, une lutte résolue contre l’évasion et les exonérations abusives, une meilleure contribution des secteurs rentiers. Mais l’alternative ne se limite pas à des instruments financiers : elle suppose une éthique nouvelle, une confiance en nous-mêmes. Tant que la vérité des comptes sera considérée comme une faute, l’Afrique restera enfermée dans un ordre où l’opacité est récompensée et la sincérité punie. Or, cette vérité n’est pas une posture morale : elle constitue un acte politique fondateur, une condition de souveraineté et de dignité collective. Elle peut aussi devenir un outil de mobilisation citoyenne, en donnant aux peuples les moyens de comprendre et de contester la prédation.

C’est dans cet esprit qu’il faut renforcer la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), en se les réappropriant selon la vision des pères fondateurs. Ces institutions avaient été conçues comme des leviers d’intégration régionale, de mobilisation des ressources internes et de souveraineté économique. Kwame Nkrumah rappelait dès les années 1960 la nécessité d’une « Banque africaine » capable de financer l’industrialisation et d’incarner l’indépendance réelle du continent. Les renforcer aujourd’hui exige une volonté politique : accroître massivement les capitaux souscrits par les États africains afin de réduire la dépendance aux bailleurs extérieurs et leur redonner leur vocation première.

Or, les institutions financières internationales n’ont pas marginalisé ces instruments, elles les ont pervertis. Transformées en relais de l’orthodoxie libérale, elles imposent des disciplines importées et dénigrent toute tentative de définition souveraine des priorités. L’Afrique est ainsi conviée à rester élève docile, jamais maître de sa propre maison. Pourtant, elle dispose de banquiers compétents et visionnaires, soucieux de l’avenir du continent — à l’image de Serge Ekué, président de la BOAD. Encore faut-il leur donner le bon mandat : un cadre souverain qui libère leur expertise au service de l’intégration régionale et de l’industrialisation endogène, plutôt que de les contraindre à reproduire les conditionnalités extérieures.

Le choix est clair : continuer à subir une « police de la confiance » qui condamne à l’opacité, ou inaugurer une ère où la souveraineté économique se conjugue avec la sincérité démocratique. Le Sénégal, en révélant sa dette cachée, a déjà montré la voie : dire la vérité. Il lui reste à transformer ce geste en un projet de libération.

Cela passe par un audit citoyen permanent de la dette, institué sous la forme d’une commission indépendante, intégrant société civile, parlementaires de la majorité et des oppositions et responsables politiques, chargée de surveiller chaque engagement de l’État et de publier régulièrement des rapports. Cela exige aussi une stratégie ambitieuse de financement interne : taxer équitablement les télécommunications, lutter contre l’évasion fiscale des multinationales et récupérer les milliards qui échappent au Trésor. Enfin, cela suppose une diplomatie financière offensive : le Sénégal, producteur de gaz et acteur diplomatique majeur en Afrique de l’Ouest, a les moyens de négocier des allègements de dette en contrepartie de la transparence. Il ne s’agit plus de subir les conditionnalités, mais de transformer la sincérité en monnaie d’échange et en arme de souveraineté.

Sources

International Monetary Fund (IMF). (2020, 13 avril). IMF Executive Board Approves a US$442 million Disbursement to Senegal to Address the COVID-19 Pandemic. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2021, 7 juin). IMF Executive Board Approves an 18-Month Stand-By Arrangement (SBA) and Arrangement Under the Standby Credit Facility (SCF) for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2022, 17 novembre). IMF Executive Board Completes the Fourth Review Under the Policy Coordination Instrument and the Third Review Under the Stand-By Arrangement and the Standby Credit Facility for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2023, 26 juin). IMF Executive Board Approves Extended Credit Facility (ECF) and Extended Fund Facility (EFF) Arrangements for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2023, 13 décembre). First Reviews Under the ECF/EFF and RSF for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2024, 3 mai). Mission Statement on Senegal. IMF.

Jeune Afrique. (2025, 16 septembre). Pourquoi le Sénégal pourrait retourner rapidement se financer sur le marché régional. Jeune Afrique.

Le panafricanisme de gauche : théorie de la révolution Jub Jubal Jubanti

Le 24 mars 2024, les électeurs sénégalais ont choisi Bassirou Diomaye Faye, marquant un tournant historique. Cette victoire témoigne de l’adhésion massive aux idéaux novateurs de PASTEF, incarnés par Ousmane Sonko. Lutte contre la corruption, éradication du népotisme, réduction des inégalités : autant de promesses qui ont séduit les citoyens. Le nouveau gouvernement veut reconstruire le pays en rompant avec les influences néocoloniales et en s’inspirant des mouvements panafricanistes historiques pour garantir un avenir de justice et de dignité pour tous.

Le 24 mars 2024, les électeurs sénégalais ont décidé sans équivoque d’élire dès le premier tour le candidat Bassirou Diomaye Faye. Cette victoire a été la manifestation de l’adhésion des Sénégalais aux propositions de PASTEF et la confiance dans le jugement d’Ousmane Sonko qui leur a recommandé celui qui est devenu le Président de la République. Les propositions qui ont emporté l’adhésion des votants sont novatrices, radicales et énoncées avec une force de conviction pas vue dans notre pays depuis un peu plus de six décennies. Une gouvernance plus juste et inclusive, une lutte implacable contre la corruption, l’éradication du népotisme et de graves inégalités sociales, statuaires, de genres et géographiques qui minent la société et les institutions du pays en sont quelques-unes. Il y a également un fort engagement à une plus grande souveraineté nationale et une émancipation vis-à-vis des puissances extérieures, notamment celle de la France. Le tout en participant à la chaîne de solidarité pour un ordre mondial plus juste et équitable, soucieux de coopération, de paix et de respect de la dignité de tous les peuples et des humains dans leur diversité.

Aux regards tels objectifs, disons-le sans ambages le nouveau pouvoir sénégalais a des velléités révolutionnaires. La mise en œuvre de ces propositions constituera une véritable révolution. Pour réussir une telle tâche, il faudra nécessairement saper les bases de l’État néocolonial et le détruire. Et mettre en place un nouvel ordre national bâti sur nos réalités et l’intérêt national, compris comme celui du peuple souverain. Le « Projet » est une destruction-reconstruction des structures étatiques pour les aligner sur les aspirations populaires. Un changement radical pour l’avenir du pays auquel les défis ne manquent pas. L’autre raison pour laquelle, on peut affirmer que nous sommes dans un processus révolutionnaire est la signification du 24 mars 2024. L’élection a été le point d’orgue d’une période de lutte contre l’oppression, le déni démocratique et l’autoritarisme incarné par Macky Sall. Cette dérive dictatoriale, soutenue par la classe dominante sénégalaise soucieuse de ses intérêts et privilèges, avait fait de PASTEF l’ennemi à abattre. Des dizaines de Sénégalais en ont payé de leurs vies le prix. Plus d’un millier ont été privés de liberté. Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko ont passé de longs mois dans les geôles de Macky Sall et ses sbires. Le dernier nommé a failli se laisser mourir pour mieux porter la résistance à l’oppression.   C’est donc à une révolution citoyenne que nous avons assisté, marquant une rupture décisive avec le passé et ouvrant la voie à une nouvelle ère de justice et d’équité au Sénégal.

Dans cet article, nous explorons dans quelle mesure le panafricanisme de gauche peut servir de théorie efficace pour la révolution citoyenne au Sénégal, face aux défis sociopolitiques et économiques actuels. Comment les idéaux du panafricanisme de gauche cadrent-ils avec le référentiel du JUB JUBAL JUBANTI que nous propose le Président Faye pour promouvoir une plus grande justice sociale et économique ? Quels exemples historiques et contemporains de mouvements panafricanistes de gauche peuvent servir de modèles pour la révolution citoyenne au Sénégal, et quelles leçons peut-on en tirer pour éviter les erreurs passées ? Après avoir exploré les concepts de révolution citoyenne et de panafricanisme, nous montrerons en quoi le panafricanisme de gauche est à même d’assurer le succès de la révolution citoyenne sénégalaise.

Qu’est-ce qu’une révolution?

Le concept de révolution renvoie aux notions de changement, de rupture et de transformation radicale des structures sociales, politiques et économiques. Il en existe de nombreux exemples historiques sur le plan des idées philosophiques, dans les sciences, dans le gouvernement des hommes. À titre d’exemple, dans le champ de la pensée, la philosophie des Lumières en est une. Les idées de philosophes comme John Locke, Jean-Jacques Rousseau et Montesquieu ont jeté les bases intellectuelles des révolutions modernes. Locke a mis en avant le droit naturel à la liberté et à la propriété, Rousseau a promu l’idée de souveraineté populaire et de contrat social, tandis que Montesquieu a plaidé pour la séparation des pouvoirs. Quelques décennies plus tard, Hegel a conceptualisé la révolution comme un processus dialectique où le conflit entre thèse et antithèse mène à une synthèse, qui incarne un progrès historique. Karl Marx a approfondi cette dialectique en l’appliquant aux luttes des classes. Pour Marx, les luttes des classes sont le moteur de l’histoire. Et que le triomphe de la classe dominée aboutit à la révolution. Ainsi, il a prédit que les contradictions internes du capitalisme mèneront à l’établissement au communisme, grâce à la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie. De là nait une société sans classe où chaque homme aura la satisfaction de ses besoins. Dans cette société, l’exploitation de l’homme par l’homme n’existera pas et l’État, superstructure au service de la classe dominante, perdant de son intérêt est annihilé.

Les révolutions ont marqué l’histoire de diverses manières, souvent avec des résultats et des conséquences variés. La Révolution américaine (1775-1783) inspirée par les idées des Lumières a conduit à l’indépendance des Treize Colonies américaines vis-à-vis de la Grande-Bretagne et à la création des États-Unis d’Amérique. La Révolution française (1789-1799) a bouleversé le paysage politique, social et économique de la France et le monde. Elle a aboli la monarchie absolue, proclamé les droits de l’homme et du citoyen. En Russie, la révolution bolchevik d’octobre 1917 a renversé le régime tsariste et conduit à l’établissement de l’Union soviétique sous le contrôle des bolcheviks. Les révolutions se manifestent différemment selon les contextes géographiques, reflétant les spécificités culturelles, sociales et politiques de chaque région. La révolution cubaine de 1959, menée par Fidel Castro et Che Guevara, a transformé Cuba en un État socialiste.

Au cours de la période 1950-1960, les révolutions en Afrique ont pris la forme de luttes de libération nationale, comme en Algérie contre la France ou au Kenya contre la Grande-Bretagne. Amílcar Cabral le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) à sa stratégie de mobilisation des paysans et à son utilisation innovante des tactiques de guérilla a réussi à affaiblir significativement les forces coloniales portugaises, conduisant finalement à l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Plus tard, elles ont consisté en une remise en cause de l’ordre néocolonial. Au Burkina, arrivé au pouvoir par un coup d’État, Thomas Sankara a entrepris une révolution. La période allant du 4 août 1983 à sa mort tragique le 15 octobre 1987 a été marquée par des réformes radicales et des tentatives audacieuses pour transformer le Burkina Faso en un modèle de développement autonome, socialement juste et écologiquement durable. Malgré sa fin tragique, l’esprit de Sankara continue d’inspirer des générations de militants et de leaders à travers l’Afrique et le monde.

Chez nous, au Sénégal dans l’histoire nous avons également des périodes révolutionnaires. Certaines ont été des succès tandis que d’autres ont fâcheusement été étouffées dans l’œuf. Nous en citerons deux pour illustrer le propos. La Révolution Torodo au Fuuta Toro dans la vallée du fleuve Sénégal. Elle s’est déroulée à la fin du XVIIIe siècle, est un mouvement sociopolitique et religieux qui a marqué un tournant décisif dans l’histoire de la région. Elle est née du refus de l’arbitraire incarné par les dynasties régnantes, notamment les Denyankés, qui imposaient des taxes lourdes et une domination inacceptable pour les populations. Les inégalités économiques et sociales ont exacerbé le mécontentement, créant un terreau fertile pour la rébellion. La révolution menée Abdul Kader Kane, a permis en 1776 que les Torodo renversent la dynastie régnante, installant un nouveau régime. L’État théocratique qui en est issu a radicalement changé les structures sociales et économiques du Fuuta Toro. Ce nouvel ordre a dû faire face à des résistances internes et des pressions externes, notamment des empires voisins et des puissances coloniales européennes qui cherchaient à étendre leur influence dans la région.

Plus au sud, en basse Casamance, Aline Sitoé Diatta, a été une figure emblématique de la résistance anticoloniale sénégalais. Elle a joué un rôle crucial dans l’histoire de la lutte pour l’indépendance. Son projet politique consistait à saper les bases de la domination coloniale française. Elle a dénoncé l’exploitation des ressources au bénéfice de la métropole française, laissant les populations locales dans la pauvreté et sous une forte oppression. En 1942, à 22 ans, elle commença à prêcher la désobéissance civile contre les autorités coloniales françaises. Elle encourageait les populations locales à ne plus payer les impôts imposés par les colonisateurs et à cesser de cultiver l’arachide, la culture de rente imposée par les colons au détriment des cultures vivrières locales. Son mouvement visait à retrouver l’autonomie économique et culturelle, et à résister pacifiquement à l’oppression coloniale. Aline Sitoe Diatta insistait sur le retour aux traditions africaines et à l’autosuffisance alimentaire en cultivant des produits locaux. Elle prônait également le respect de la nature et des pratiques agricoles durables. Les autorités coloniales françaises ont vu en elle une menace sérieuse à leur contrôle sur les populations. Ils réagirent rapidement et violemment. En 1943, elle fut arrêtée et déportée à Tombouctou, au Mali, où elle mourut en 1944.

En quoi venons-nous d’amorcer une révolution citoyenne?

En adoptant la distinction dans le processus révolutionnaire qu’opère Hannah Arendt, l’élection du 24 mars 2024 et les premiers mois du nouveau pouvoir correspondent à la libération[1]. Nous sommes dans la phase où l’on se débarrasse de la tyrannie de Macky Sall. En même temps et ceci depuis la prise de fonction du Président, le 2 avril, nous sommes dans la phase de conquête de la liberté au sens où l’entend l’autrice. C’est-à-dire la capacité citoyenne de participer activement à la vie politique en vue de la construction d’un nouvel ordre. 

Partant de ce point de bascule nous sommes au début de la révolution citoyenne. Contrairement à une révolution traditionnelle, souvent menée par une élite ou un groupe restreint, la révolution citoyenne cherche à mobiliser une large base populaire pour instaurer un changement fondé sur la démocratie participative, l’inclusion sociale, et la justice économique. La révolution citoyenne sénégalaise a été incarnée par la figure d’Ousmane Sonko et d’une organisation le PASTEF. Celle-ci s’est déployée en de nombreux démembrements (MONCAP, MAGUI PASTEF, JPS, ndongo daara., les Réseaux des enseignants, de catholiques…). En dehors du parti, des groupes informels se réclamant peu ou prou de lui sont nés.  

À toutes les étapes, il y a eu l’implication massive et active des citoyens. Cela s’est traduit par des manifestations, des assemblées populaires, et la transformation symbolique des scrutins de 2022 en des référendums pour ou contre le pouvoir de Macky Sall. Les technologies de l’information et de la communication ont été utilisées pour mobiliser et organiser les citoyens. Les réseaux sociaux, les plateformes de pétitions en ligne, et les forums de discussion ont des outils clés pour coordonner les actions et diffuser les idées. Dans bien des domaines, comme Gramsci l’a théorisé, PASTEF a mis l’accent sur la lutte pour le contrôle des idées et des institutions culturelles. Comme le souligne l’historienne Penda Mbow, PASTEF a fait émerger le discours et légitimé des cadres politiques « ndongo daara ». Ce qui autorise Mamadou Diallo, doctorant à Columbia University, New York a prononcé l’oraison funèbre de la « République des évolués ».   

Au cours des cinq années précédant son arrivée au pouvoir, PASTEF a construit ce que Ernesto Laclau (1935-2014) et Chantal Mouffe (1943 —) ont appelé une hégémonie démocratique radicale[2]. Leurs activités de vacances citoyennes ont mobilisé des milliers de jeunes autour d’enjeux inclusifs et participatifs. De nombreux collectifs citoyens contre les spoliations foncières sont animés par les militants et cadres de PASTEF. En 2021, Le Président Bassirou Diomaye Faye a été à la pointe de la défense des intérêts des populations de Ndingeler dans le conflit qui les oppose à Babacar Ngom le patron du groupe agro-industriel SEDIMA. En 2022, quelques semaines après son élection à la mairie de Ziguinchor, Ousmane Sonko, a lancé la mobilisation populaire pour l’assainissement à Ziguinchor.  

Le panafricanisme comme source d’inspiration et l’outil pour la révolution citoyenne

Le triomphe de la révolution citoyenne sénégalaise nécessite de faire nôtres les mots de Mao Zedong (1893 — 1976), fondateur de la République populaire de Chine et principal dirigeant de ce pays de 1949 à sa mort : « sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». Et pour mieux préciser sa pensée, avant l’épreuve du pouvoir, il a déclaré en 1937 : « le fondement de la théorie, c’est la pratique ».

Le panafricanisme est un héritage des luttes anticoloniales et des mouvements panafricanistes du 20e siècle. Les valeurs de solidarité, d’unité et d’autodétermination africaines portent la vision d’une Afrique unie et prospère, libérée des contraintes néocoloniales. Le panafricanisme de gauche se distingue du panafricanisme libéral, qui se contente de défendre les intérêts des élites africaines au détriment des masses populaires. Le panafricanisme de gauche fait siennes les préoccupations du panafricanisme culturel et identitaire, mais ne s’en contente pas. Le panafricanisme culturel et identitaire se concentre sur la renaissance culturelle, la valorisation des traditions et des langues africaines et la promotion d’une identité africaine. Le panafricanisme de gauche vise à construire une Afrique démocratique, socialiste et écologique, qui met en priorité les besoins et les aspirations des peuples africains. La démocratie participative entendue comme processus par lequel les citoyens sont impliqués dans les prises de décision. Un État respectant les droits de la personne, luttant sans relâche contre la corruption et le clientélisme.

Pour réaliser cette vision, le panafricanisme de gauche propose des pistes concrètes, telles que la rupture avec le franc CFA, monnaie coloniale qui maintient l’Afrique sous la tutelle de la France et qui empêche le développement économique du continent. La renégociation des accords de partenariat avec l’Union européenne, qui imposent aux pays africains une libéralisation commerciale qui les expose à la concurrence déloyale des produits européens et qui entrave leur industrialisation. La création d’une monnaie commune africaine, qui favoriserait l’intégration économique et monétaire du continent et qui renforcerait sa souveraineté financière. La mise en place d’une politique agricole commune africaine, qui soutiendrait les petits agriculteurs, garantirait la sécurité alimentaire et protégerait l’environnement. Une politique internationale de non-alignement. C’est-à-dire une ouverture et une main tendue à tous les peuples et tous les États pour un monde de coopération mutuellement avantageuse.

On peut le constater, le panafricanisme de gauche vise à transformer l’Afrique en un espace de justice, de liberté et de dignité pour tous ses habitants. C’est dans cet esprit que le Sénégal sera gouverné. Nous appelons tous les patriotes sénégalais et africains à nous rejoindre dans cette aventure historique, qui fera du Sénégal un modèle de réussite panafricaine.


[1] Essai sur la révolution, trad. M. Chrestien, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 1967 ; éd. poche, trad. Marie Berrane, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2013 (On Revolution, New York, Viking Press, 1963)..

[2] Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une radicalisation de la démocratie, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2019.

Briser les chaînes de l’inaction : une nouvelle ère pour le Sénégal

L’élection du président Bassirou Diomaye Faye suscite de grands espoirs chez les Sénégalais. Malgré des mesures applaudies et un début prometteur, la gestion prudente et le déficit d’audace risquent de freiner l’élan de la révolution citoyenne. Le Président et son Premier ministre Ousmane Sonko, forts de leur courage et de leur corpus idéologique, doivent insuffler un nouvel élan de volonté et d’audace pour transformer le Sénégal.

Élu au premier tour de la présidentielle du 24 mars 2024, le président Bassirou Diomaye Faye suscite de grands espoirs parmi les millions de citoyens sénégalais désireux de voir des changements qualitatifs significatifs dans la gestion de l’État et le devenir socio-économique du pays. Cependant, après bientôt trois mois de mandat, un sentiment d’inquiétude commence à se faire sentir. Celui-ci ne porte pas sur la sincérité et la volonté inébranlable du Président de la République et son Premier ministre Ousmane Sonko de tenir leurs promesses. Mais, il existe une crainte de voir la révolution qui a permis la victoire électorale dévoyer en raison de la lenteur mise à contrôler l’appareil d’État. Mettons les choses au clair : beaucoup de mesures prises méritent d’être saluées, mais il nous apparait que la gestion est marquée par une prudence excessive et un déficit d’audace dans la volonté de changement.

Des mesures applaudies, un début prometteur

Il est indéniable que les initiatives du président Faye et de son gouvernement ont été bien accueillies. Le projet de réforme de l’éducation nationale, visant à améliorer les infrastructures scolaires et à moderniser les programmes, ainsi que les efforts pour renforcer la transparence dans la gestion publique, a reçu des éloges. De même, l’apurement de la dette interne due aux acteurs économiques du monde rural est d’excellentes mesures. Elles permettront de créer les conditions optimales d’une bonne campagne agricole. L’agriculture joue un rôle crucial dans l’économie nationale, il est un des moteurs de la croissance et celui qui emploie la plus grande partie de la population active.

Cependant, ces mesures, bien que positives, ne suffisent pas à répondre aux attentes des Sénégalais qui aspirent à des réformes plus profondes et plus rapides. La modernisation de l’administration publique et la lutte contre la corruption, par exemple, avancent à un rythme bien trop lent pour provoquer un véritable changement. Si les Assises de la Justice ont été bien accueillies, il reste qu’il est à craindre qu’à trop insister sur la magistrature et les aspects correctifs et punitifs on en oublie la diversité des sphères qui la caractérise. C’est pourquoi le rapport qui sera remis au président de la République sera scruté avec attention.

Une vraie rupture, mais timide dans ses expressions

La gestion de l’exécutif sénégalais issu de l’élection présidentielle du 24 mars 2024 se caractérise par sa prudence. Qui, compréhensible qu’elle soit, dans le contexte économique difficile que nous a légué la gestion peu scrupuleuse, incompétente et corrompue léguée par l’ancien président Macky Sall, n’en est pas moins problématique. Surtout lorsqu’il s’agit d’engager les réformes nécessaires. Dans le contexte qui est le nôtre, il est étonnant que le programme législatif n’ait pas encore commencé. Cette inaction retarde l’adoption de lois cruciales pour le développement économique et social du pays. De même, on peut s’étonner du retard pris dans la déclaration de politique générale du Premier ministre Ousmane Sonko. Cette déclaration est pourtant essentielle pour définir les priorités du gouvernement et orienter l’action publique. Certes, les députés PASTEF en particulier et le groupe parlementaire Yewwi Askan Wi (YAW) en général sont minoritaires à l’Assemblée nationale, mais l’autorité et le talent politique du Premier ministre Ousmane Sonko peuvent suffire à la création d’une majorité ad hoc en attendant la dissolution de la chambre et la convocation de nouvelles élections.   

L’attentisme ne peut être uniquement reproché à l’exécutif. Les députés, les cadres et militants de PASTEF, ceux de la coalition de la « Diomaye Président » ne sont pas exempts de reproches. Il a fallu plus de deux mois au groupe parlementaire YAW pour désigner son président. Ce retard a paralysé le travail législatif et montré un manque de coordination et de leadership. De même, on ne sent pas monter au sein du parti présidentiel une mobilisation de nature à indiquer que le temps presse. Les nouvelles autorités se déplacent peu en région. Porter la volonté de changement nécessite de susciter l’enthousiasme dans tout le pays. Il est nécessaire d’avoir une présence active sur le terrain.

Il est temps de changer certains hommes qui se sont notoirement impliqués dans la répression des Sénégalais sous l’ancien président Macky Sall. Chaque jour supplémentaire passé par ces individus dans leurs fonctions est un affront aux victimes de la répression des années de plomb de Macky Sall. Les tortionnaires de feu François Mancabou continuent de plastronner, et le sniper en tenue de police qui a tiré mortellement sur le jeune Cheikh Wade à Dakar le 8 mars 2021 n’est pas retrouvé.

Le besoin d’audace et de volonté de changement

Pour que le Sénégal puisse réellement progresser, il est impératif que le président Faye adopte une approche plus audacieuse. Il en a le courage, la capacité et le corpus idéologique. Les réformes économiques doivent être plus ambitieuses, visant à diversifier l’économie et à réduire la dépendance aux exportations de matières premières et oukases des institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international). Des mesures plus drastiques doivent être prises pour lutter contre la corruption et renforcer l’État de droit. De plus, la réforme de l’administration publique doit être accélérée pour rendre les services plus efficaces et accessibles à tous les citoyens. L’égalité des chances, la justice sociale et la protection des droits de la personne doivent être au cœur du programme politique du président et de son gouvernement.

Sur le plan diplomatique, le Sénégal doit inscrire son souverainisme dans un panafricanisme qui ne se limite pas à l’Afrique de l’Ouest. Il est regrettable que le Sénégal n’ait pas été représenté au plus haut niveau à la prestation de serment du président Cyril Ramaphosa, récemment réélu en Afrique du Sud. Un tel déplacement aurait été l’occasion de se repositionner à la pointe du combat pour les droits du peuple palestinien en s’associant aux initiatives de l’Afrique du Sud en la matière. Une politique étrangère proactive et engagée est essentielle pour renforcer le rôle du Sénégal sur la scène internationale.

L’élection de Bassirou Diomaye Faye suscite de grands espoirs de changement et de progrès pour le Sénégal. L’expérience sénégalaise est observée dans la sous-région, en Afrique et dans le monde entier. Cependant, l’attentisme et la prudence excessive dans la gestion des réformes de l’État risquent de compromettre ces attentes. Pour répondre aux aspirations des Sénégalais et réaliser les engagements de sa campagne, le président Bassirou Diomaye Faye, son Premier ministre Ousmane Sonko et l’ensemble du gouvernement doivent faire preuve de plus d’audace et de détermination dans la mise en œuvre des réformes nécessaires du « Projet ». Sans cela, le Sénégal risque de stagner et de voir s’éloigner les occasions pour améliorer les conditions de vie des Sénégalaises et des Sénégalais et de progrès. Les idées, le volontarisme et l’audace sont les étincelles qui allument puis vivifient les révolutions.

                                                                                           Dr Félix Atchadé