Invité de l’émission Point de vue sur la Radiotélévision Sénégalaise, le dimanche 16 novembre 2025, le président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), Cheikh Ba, a choisi la défense du statu quo. Alors que le pays s’interroge sur la manière de refonder ses institutions, la magistrature, elle, se drape dans une indépendance devenue privilège. Catégoriquement opposée à l’intégration de « corps étrangers » dans le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et au contrôle des parlementaires, l’UMS revendique un pouvoir sans contre-pouvoir — un pouvoir sans légitimité démocratique.
Une indépendance devenue corporatisme
Que réclament au fond les magistrats ? Qu’on ne les interroge pas. Qu’on ne les évalue pas. Qu’on ne les entende pas. Derrière les formules d’apparence noble – « indépendance », « garantie des libertés », « séparation des pouvoirs » – se dissimule une conception fermée et autoréférentielle de la justice. Car ce que l’UMS nomme indépendance n’est plus le principe républicain de neutralité face au pouvoir exécutif, mais une volonté de se soustraire à tout regard extérieur, fût-il celui du peuple représenté par ses députés. En refusant que le législatif exerce un contrôle démocratique minimal, la magistrature s’érige en caste. Elle se protège elle-même, s’administre elle-même et s’absout elle-même : voilà le corporatisme dans sa forme la plus pure.
Ce repli sur soi n’a rien d’un hasard. Il s’enracine dans une tradition coloniale où la justice n’était pas conçue comme un service public, mais comme un instrument disciplinaire. Le juge colonial n’était pas le garant du droit : il était le bras juridique de l’ordre impérial. La figure du magistrat sénégalais postcolonial a hérité de ce double héritage : l’autorité sans contrôle et la verticalité sans débat. La culture du secret, le fétichisme du texte, le refus de l’imputabilité découlent directement de ce modèle. Tant que la justice restera enfermée dans cette matrice, elle demeurera une institution d’ordre, non de liberté.
Une vision carcérale de la justice
Il n’est pas indifférent que dans leur argumentaire, les dirigeants de l’UMS justifient l’inflation carcérale par la « nécessité de protéger la société ». Ce langage de l’enfermement, où la loi devient une machine à punir plus qu’à réhabiliter, trahit une vision de la justice comme prolongement du pouvoir disciplinaire. Or, comment parler d’État de droit lorsque plus de 45 % des détenus sont en détention provisoire ? Comment invoquer la légitimité morale du juge quand la prison demeure la seule réponse à la misère, à la colère et à la dissidence ?
La magistrature ne s’interroge pas sur les causes sociales du crime : elle les sanctionne. Elle ne revendique pas des politiques publiques de prévention : elle réclame des moyens de répression. Elle ne voit dans la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qu’une menace contre ses privilèges, non une chance d’ouvrir le débat sur la fonction sociale du droit. Ainsi, la justice sénégalaise continue de reproduire une logique carcérale héritée de la colonisation : celle d’une institution qui ne libère pas, mais qui enferme ; qui ne protège pas le faible, mais qui rassure le fort.
La justice, pouvoir ou service public ?
Les magistrats aiment rappeler que la justice est un « pouvoir ». Mais de quel pouvoir s’agit-il ? Dans une démocratie, le pouvoir judiciaire n’est légitime que parce qu’il tire sa force du peuple. Or, contrairement au pouvoir exécutif ou législatif, le juge n’est pas élu ; son autorité ne procède que de la confiance que les citoyens lui accordent. Cette confiance ne peut exister sans transparence. Refuser le contrôle parlementaire ou l’ouverture du CSM, c’est rompre le pacte démocratique : c’est dire au peuple « vous nous devez obéissance, mais nous ne vous devons aucun compte ».
Dans la tradition républicaine, la justice n’est pas un pouvoir au-dessus des autres, mais un service public parmi d’autres. Elle n’est pas une forteresse, mais un bien commun. Elle ne tire pas sa légitimité du silence des autres institutions, mais de sa capacité à rendre compte. Ouvrir le CSM à des représentants de la société civile, ce n’est pas fragiliser la justice : c’est la rapprocher du citoyen.
L’indépendance judiciaire n’a de sens que si elle s’accompagne d’une responsabilité devant la nation. Se couper du peuple au nom de la loi, c’est transformer une mission républicaine en privilège corporatiste. En refusant d’être redevable, la magistrature sénégalaise ne s’émancipe pas : elle s’arroge un pouvoir sans légitimité.
Depuis plusieurs jours, certains commentateurs tentent d’imputer au Premier ministre Ousmane Sonko la responsabilité d’une prétendue « catastrophe » économique. Selon eux, la révélation des dettes cachées du Sénégal et le refus de « restructurer » selon les conditions du FMI auraient provoqué la défiance des marchés. L’argument est commode : il exonère ceux qui ont dissimulé l’ampleur du désastre budgétaire et transforme la transparence en crime politique.
Or la réalité est simple : le Premier ministre n’a pas créé la crise, il l’a révélée. Les audits de la Cour des comptes, du ministère des Finances, de Mazars et du FMI lui-même ont confirmé l’existence de plus de 4 300 milliards FCFA de dettes non déclarées entre 2019 et 2023. En d’autres termes, le pays vivait dans le mensonge statistique. Fallait-il taire cela ? Continuer à gouverner sur des chiffres falsifiés pour ménager la susceptibilité des marchés ? Un État souverain ne se fonde pas sur la dissimulation, mais sur la vérité.
Dialogue ou tutelle? La question du FMI
Les tenants de la doxa ultralibérale présentent le FMI comme un arbitre neutre, voire comme un partenaire généreux offrant « les taux les plus bas du monde ». Cette image d’Épinal ne résiste pas à l’histoire. Partout où ses plans d’ajustement ont été appliqués, ils ont provoqué l’appauvrissement des populations, la contraction des services publics et la perte de souveraineté budgétaire.
Au Sri Lanka, la dette, la crise et la restructuration ont laissé des traces profondes : après une contraction sévère, l’économie rebondit, mais reste amputée, et près d’un quart de la population vit en pauvreté multidimensionnelle[1]. Au Ghana[2] comme en Zambie[3], la restructuration de la dette s’est faite sous fortes contraintes extérieures ; les deux pays ont dû accepter l’agenda global des créanciers, ce qui a réduit leur marge de manœuvre souveraine.
La restructuration selon le FMI n’est pas un allègement, c’est une prolongation de la dépendance. Elle consiste à repousser les échéances, à réduire quelques intérêts pour mieux imposer les contreparties : privatisations, gel des salaires, restrictions des dépenses sociales. L’État, étranglé hier, se retrouve demain sous tutelle.
Le temps long de la souveraineté
La panique boursière du lendemain d’un meeting ne saurait être le critère de la politique économique d’une nation. Les variations observées ne traduisent rien d’autre que des mouvements spéculatifs : une réaction nerveuse de courtiers et d’algorithmes, sans rapport avec les fondamentaux de l’économie réelle.
Les marchés ne raisonnent qu’à court terme ; les peuples, eux, vivent au long cours. En rétablissant la vérité sur la dette, le gouvernement sénégalais affirme la volonté de reconstruire la confiance nationale sur la base de la transparence et du courage. Car la crédibilité d’un État ne se mesure pas à son indice de risque, mais à la cohérence de son projet national.
Cette orientation s’inscrit dans un nouveau paradigme : le Plan de redressement économique et social (PRES). Il ne s’agit plus de subir la norme financière mondiale, mais de la repenser depuis nos réalités. Le budget national doit redevenir un instrument de production et non de rente. La coopération internationale doit se déployer dans une logique de complémentarité et non de dépendance. Et la planification du développement doit à nouveau s’enraciner dans les besoins concrets du peuples, plutôt que dans les indicateurs des institutions financières. Ce mouvement n’est pas un caprice idéologique : c’est la condition d’une renaissance économique durable.
Le Plan de redressement économique et social contre la soumission
Refuser une restructuration imposée, ce n’est pas défier le monde : c’est choisir sa dignité — et sa rationalité économique.
Car aucune économie ne se redresse en cédant à la panique. La discipline budgétaire ne consiste pas à obéir aux injonctions des créanciers, mais à assainir ses finances par une fiscalité plus juste, une réduction des gaspillages et une mobilisation des ressources internes.
Face aux prophètes de la résignation, le gouvernement a choisi la voie la plus difficile : celle de la vérité, du courage et de la cohérence économique. Car, au-delà des humeurs des marchés, la rationalité commande de consolider la base productive nationale, de soutenir l’agriculture, l’énergie et l’industrie locale, afin de restaurer la soutenabilité réelle de la dette par la création de valeur. Ce choix n’est pas populiste ; il est économique. Et il est juste.
[1] Kristina Rehbein (Jubilee Germany) et Ahilan Kadirgamar (Université de Jaffna), Sri Lanka’s Debt Restructuring and Lessons towards the Overhaul of a Broken International Financial Architecture, Position Paper, Jubilee Deutschland & Law and Society Trust, Colombo, 2024.
[2] David A. Grigorian et Lili Vessereau, Ghana: A Case Study of Sovereign Debt Restructuring under the G20 Common Framework, Center for Global Development Working Paper n°710, Washington DC, 2024.
[3] David A. Grigorian et Aditya Bhayana, Zambia: A Case Study of Sovereign Debt Restructuring under the G20 Common Framework, Center for Global Development, Working Paper n° 707, Washington DC, 2024.
Le 24 mars 2024 restera dans l’histoire comme le jour où le peuple sénégalais a repris la parole. Ce n’était pas une alternance de plus, mais une rupture majeure : la victoire d’un peuple lassé du mensonge, de la confiscation et de la peur. Ce jour-là, la souveraineté populaire a fait irruption dans la politique. Deux hommes, un seul projet : un État au service du peuple, un pouvoir rendu à la nation.
Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko portaient cette promesse. Le premier, par l’incarnation institutionnelle et la continuité de l’État ; le second, par la vision et le courage de l’action. Ensemble, ils représentaient la rencontre entre la légitimité des urnes et celle du combat. Mais dix-huit mois après l’élection, la flamme vacille. Les réformes tardent, les décisions se font rares, la prudence s’installe là où l’audace était attendue. Ce qui passait pour de la méthode ressemble désormais à une forme de conservatisme. Et face à cette lenteur, le peuple s’interroge : la promesse du 24 mars 2024 sera-t-elle tenue ?
Une épreuve de vérité, non une querelle d’hommes
Il serait trop facile de lire cette situation à travers le prisme d’une rivalité personnelle. Ce qui se joue n’est pas une querelle d’ego, mais une épreuve de vérité politique. Le pouvoir actuel doit choisir entre deux chemins : celui de la fidélité à la rupture ou celui de la gestion prudente de l’existant.
Les blocages institutionnels ne sont plus seulement techniques ; ils deviennent symboliques. La réforme constitutionnelle destinée à redonner toute sa force à la fonction de Premier ministre, promise depuis des mois, n’a toujours pas vu le jour. La transparence financière, la réforme de la justice, la réorientation de la politique économique : tout avance, mais tout avance trop lentement.
Or la politique, comme l’histoire, ne supporte pas l’immobilisme : lorsqu’on s’arrête, c’est le passé qui revient.
Le jeu de la confiance
La théorie des jeux nous enseigne que dans toute coopération, la confiance ne se décrète pas ; elle se construit et s’entretient. Deux partenaires peuvent gagner ensemble à condition de jouer la loyauté. Mais s’ils se défient ou se trompent, chacun finit perdant.
C’est précisément la situation du tandem exécutif : s’ils agissent de concert, le projet souverainiste triomphe ; s’ils s’éloignent, la technostructure reprend la main, les réformateurs s’épuisent et le peuple se détourne.
La loyauté, pour exister, doit s’appuyer sur la clarté. On ne gouverne pas avec des intentions, mais avec des engagements publics. La confiance ne se nourrit pas de gestes discrets ; elle a besoin de signes visibles, de décisions assumées, de jalons datés.
Clarifier pour avancer
La phase de clarification qui s’ouvre ne doit pas être redoutée : elle est nécessaire. Clarifier, c’est dire où l’on va, quand on y va et avec qui.
Clarifier, c’est accepter que la révolution du 24 mars 2024 ne soit pas un simple souvenir de campagne, mais une méthode de gouvernement.
Clarifier, c’est reconnaître que l’on ne peut pas se réclamer du peuple souverain tout en différant les réformes qu’il a exigées.
Il ne s’agit pas de se dresser contre le Président de la République, mais de rappeler la cohérence d’un mandat. Le pouvoir qui se tait devant les lenteurs finit toujours par leur ressembler. Le Sénégal ne demande pas des miracles : il demande de la cohérence, du courage et des résultats tangibles.
Les institutions doivent redevenir des instruments de souveraineté, non des refuges pour l’attentisme. La transparence ne doit plus être une promesse, mais une pratique. L’économie ne doit plus être un terrain de rente, mais de création.
Agir pour ne pas décevoir
Les symboles ne suffisent plus. L’heure n’est plus aux promesses générales, mais aux faits vérifiables : des décisions qui améliorent le quotidien, des réformes qui redonnent confiance, des résultats qui prouvent que la rupture est réelle. C’est dans la maîtrise des prix, la qualité des services publics, la justice sociale et la transformation productive que se mesurera la fidélité au peuple.
Car la souveraineté n’est pas un mot abstrait : elle se voit dans le prix du riz, dans la transparence des contrats, dans la dignité du fonctionnaire et du paysan.
Elle se traduit dans la rapidité de la prise en charge d’une urgence dans un hôpital, la solidité d’une école, la confiance d’un citoyen envers son État.
Tenir la ligne, sans se renier
La loyauté n’est pas la soumission. Être loyal, c’est refuser le double langage ; c’est rester fidèle à l’esprit du 24 mars 2024 tout en exigeant l’action. Nous ne défendons pas un homme contre un autre ; nous défendons une promesse contre l’oubli. Nous savons que la division affaiblit, mais nous savons aussi qu’un silence prolongé finit par ressembler à une abdication.
Le camp souverainiste doit garder le cap : parler vrai, proposer, mobiliser, construire. Car l’adversaire n’est pas à la présidence, il est dans la routine, dans la tentation de gouverner sans âme, dans la peur de déplaire aux forces qui ont toujours voulu confisquer notre avenir.
Les marchés tremblent, mais le Sénégal avance. En choisissant la vérité plutôt que la facilité, le gouvernement affirme une souveraineté qui dérange. Ce n’est pas une crise, c’est une épreuve : celle d’un peuple décidé à reprendre en main son destin économique.
Ce lundi, les obligations sénégalaises ont reculé sur les marchés internationaux, signe d’une méfiance passagère des investisseurs. Cette réaction s’explique moins par une fragilité économique que par la fermeté du gouvernement à défendre la souveraineté financière du pays. En refusant de restructurer la dette selon les conditions du FMI, le Premier ministre Ousmane Sonko a affirmé le droit du Sénégal à choisir ses priorités. Des investisseurs, déroutés par cette indépendance, ont vendu les titres, provoquant une baisse. Mais derrière ce mouvement, il faut surtout voir la réaction d’un système financier circonspect par une nouvelle approche africaine de la souveraineté : celle d’un pays qui entend assumer pleinement la responsabilité de ses choix budgétaires, sans renoncer au dialogue ni à la transparence.
Quand les marchés testent la détermination du Sénégal
Ce recul traduit avant tout une mise à l’épreuve : les marchés testent la détermination du Sénégal à maintenir sa ligne souveraine. Après la révélation des dettes cachées laissées par Macky Sall, le gouvernement a choisi la transparence plutôt que la dissimulation — un choix courageux mais coûteux à court terme. Les investisseurs, eux, se méfient de la vérité quand elle bouscule leurs habitudes ; pourtant, pour un pays qui veut bâtir son avenir, mieux vaut une vérité exigeante qu’une illusion commode.
Cette baisse traduit donc moins une crise qu’un moment de méfiance. Les investisseurs attendent de voir si le gouvernement maintiendra le cap ; le Premier ministre y a déjà répondu lors du TERA meeting du 8 novembre, devant plus de 100 00 Sénégalais venus de tout le pays : la transformation demandera « deux à trois ans d’efforts » partagés. Cet effort, celui de la sobriété et du patriotisme économique, engage tout un peuple derrière un État décidé à assainir plutôt qu’à dissimuler. Les marchés jugent à court terme ; l’histoire, elle, jugera à long terme.
Tenir le cap de la souveraineté
Cette crise rappelle d’abord qu’affirmer son indépendance économique a un prix. Rompre avec des décennies de tutelle financière provoque des secousses, mais c’est le passage obligé de toute émancipation.
Chaque pays qui a retrouvé sa souveraineté économique – de la Malaisie à la Bolivie – a d’abord affronté la défiance des marchés. Le Sénégal n’échappera pas à cette étape, mais il peut la transformer en tremplin. L’essentiel est de rester unis.
L’enjeu n’est pas de rassurer la finance, mais de bâtir la confiance à partir de ses propres forces : justice fiscale, production locale, parole de vérité, mobilisation des travailleurs, des forces populaires et la diaspora. La confiance ne se quémande pas ; elle se conquiert.
En juillet 1991, le Sénégal se prépare à éblouir le monde : Sommet de la Conférence islamique, visite du pape Jean-Paul II, Coupe d’Afrique des Nations. Derrière les préparatifs, la Casamance, meurtrie depuis près d’une décennie, reste une plaie ouverte. Pris dans ce contraste, Abdou Diouf confie à Marcel Bassène une mission de paix sans moyens — un pont tendu entre faste et fracture.
Cet article est une adaptation d’un extrait du manuscrit « Marcel Bassène, pionnier de la recherche de la paix en Casamance ».
Quand Abdou Diouf signe, le 26 juillet 1991, le décret nommant Marcel Bassène « chargé de la coordination de la mission de paix en Casamance », le Sénégal est un pays sous tension. Derrière ce geste d’ouverture inédite — confier à un député de l’opposition, issu du Parti démocratique sénégalais, la mission de rapprocher l’État du maquis — se cache un moment d’extrême fragilité politique. Le pays traverse une décennie d’épreuves économiques, sociales et diplomatiques qui ébranlent jusqu’aux fondations du régime socialiste.
Une décennie d’austérité et de colère
Depuis le début des années 1980, le Sénégal vit sous le joug des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale. L’État, contraint de réduire ses dépenses, cède ses entreprises publiques, gèle les salaires, réduit les subventions agricoles et diminue les recrutements dans la fonction publique. Les populations rurales, déjà marginalisées, s’enfoncent dans la pauvreté. Dans les villes, les frustrations augmentent : syndicats en grève, étudiants révoltés, jeunes au chômage. La promesse d’un État-providence s’effrite, et avec elle le lien de confiance qui liait les citoyens au pouvoir.
Sur le plan politique, la crise des élections de 1988 a laissé des cicatrices profondes. La victoire contestée d’Abdou Diouf sur Abdoulaye Wade a plongé le pays dans une atmosphère de suspicion et de répression. Les manifestations sont violemment dispersées, des opposants emprisonnés, et l’image internationale d’un Sénégal stable et démocratique se ternit. L’année suivante, en 1989, c’est le drame du conflit sénégalo-mauritanien : affrontements meurtriers, exodes forcés, rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. L’armée sénégalaise, mobilisée sur le front nord, peine à contenir les foyers de tension interne.
Le départ de Jean Collin et la recomposition du pouvoir
À ces secousses s’ajoute un changement majeur au cœur du pouvoir : en mars 1990, Abdou Diouf accepte la démission de Jean Collin, son puissant ministre d’État et secrétaire général de la présidence, véritable pivot du système depuis 1981. Jean Collin incarnait la verticalité de l’État, l’autorité technocratique, la discipline d’un régime centralisé. Son départ ouvre une brèche : les équilibres internes se déplacent, les barons du Parti socialiste cherchent à élargir leur influence, et les tensions régionales s’exacerbent.
C’est dans ce contexte qu’émerge, au sud du pays, une Casamance meurtrie par une décennie de violences. Depuis 1982, la région vit au rythme des affrontements entre l’armée et le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC). Les morts s’accumulent, les villages se vident, les réfugiés franchissent les frontières de Gambie et de Guinée-Bissau. Le sentiment d’abandon se transforme en ressentiment. Le président Abdou Diouf comprend que la voie militaire, coûteuse et sans issue, ne peut suffire. En nommant Marcel Bassène, originaire du département de Ziguinchor et connu pour sa rigueur intellectuelle et sa pondération, il tente un pari : celui d’une paix négociée, portée par la parole plutôt que par les armes.
Un geste politique dans un moment diplomatique clé
La mission de Marcel Bassène naît dans un climat politique saturé, mais diplomatiquement important. Le régime se prépare à accueillir une série d’événements internationaux censés redorer son image : le Sommet de l’Organisation de la conférence islamique prévu à Dakar en décembre 1991, la Coupe d’Afrique des Nations organisée à Dakar et Ziguinchor en janvier-février et la visite du pape Jean-Paul II en février 1992.
La paix en Casamance devient un impératif diplomatique. Le président Diouf veut montrer au monde un Sénégal en paix, capable d’accueillir les dirigeants musulmans et le souverain pontife dans un même élan d’unité nationale. Mais derrière cette ambition d’ouverture, la machine étatique demeure figée dans ses réflexes jacobins. Le décret créant la mission de paix est signé, mais aucun budget ne lui est alloué. Marcel Bassène se retrouve chargé d’une tâche nationale sans les moyens de l’accomplir.
Une mission sans budget et sans appui
Ni ligne budgétaire, équipe réduite, peu de dotations logistiques. Dans ses correspondances, Marcel Bassène multiplie les relances au gouvernement pour obtenir un minimum de crédits de fonctionnement. Les réponses ne viennent pas. Le silence de l’administration contraste avec l’urgence du terrain. Les préfets coopèrent par courtoisie, les gouverneurs par prudence, mais personne n’a d’ordre clair.
Marcel Bassène tente de poursuivre malgré tout. Il sillonne les villages, rencontre des chefs religieux, des notables, des représentants du MFDC. Il s’appuie sur la confiance personnelle qu’il inspire et sur son enracinement dans la région. Mais l’État, à Dakar, demeure distant. Les militaires, jaloux de leurs prérogatives, refusent qu’un civil — et pire, un opposant — puisse dialoguer avec le maquis. Le commandement s’oppose même à un geste symbolique prévu dans le premier accord : le retrait temporaire des troupes dans certaines zones. « On ne peut pas demander à une armée de se retirer de son propre pays », tranche l’état-major, mettant fin à la tentative de cessez-le-feu.
Rivalités politiques et isolement institutionnel
Sur le terrain politique, Robert Sagna, ministre d’État et maire de Ziguinchor, vit cette nomination comme une provocation. Il se considère comme la seule personne légitime à traiter le dossier casamançais pour le compte du régime socialiste. Entre lui et Marcel Bassène, les tensions se multiplient : rapports concurrents, réunions parallèles, querelles d’influence. Cette rivalité empoisonne le climat et complique encore la tâche du coordonnateur.
À l’inverse, Assane Seck, ancien ministre de Senghor puis de Diouf et patriarche respecté, tente d’apaiser les tensions. Il encourage la médiation, plaide pour une approche concertée, convaincu que la paix exige d’abord de rétablir la confiance entre les Casamançais et l’État. Mais la figure d’Assane Seck est elle-même traversée de paradoxes. Avant d’intégrer le parti de Senghor dans les années 1960, il fut l’un des pères politiques de la radicalité du particularisme casamançais. En tant qu’animateur du Parti du rassemblement africain (PRA), il s’était distingué comme l’un des plus virulents défenseurs de la spécificité régionale de la Casamance, dénonçant déjà la centralisation du pouvoir et les déséquilibres territoriaux.
Des décennies plus tard, certains cadres du MFDC notamment Mamadou Nkrumah Sanè ironisaient sur son revirement : « C’est lui qui a commencé notre combat, il n’a qu’à venir le terminer avec nous. »
Mais à Dakar, l’administration reste inerte. Malgré les promesses répétées, aucun crédit n’est voté pour la mission. Le ministère des Finances, soumis à la tutelle du FMI, invoque l’austérité. Le Parti socialiste, inquiet des retombées politiques d’un succès attribué à un opposant, temporise. Le résultat est cruel : une mission vidée de ses moyens avant même d’avoir commencé. Marcel Bassène continue d’adresser des rapports précis, réclamant au moins un financement pour ses déplacements et une petite équipe technique. Ce qu’il réussit à avoir.
Un symbole de lucidité et de persévérance
Dans ses derniers entretiens, Marcel Bassène laissa transparaître une amertume profonde :
« On m’avait confié une mission nationale sans même un budget de communauté rurale. La paix était une idée que tout le monde applaudissait, mais que personne ne voulait financer. »
Cette phrase traduit la dure réalité administrative de sa mission, mais elle ne saurait résumer son impact. Car si le dispositif officiel resta sans moyens, le dialogue que Marcel Bassène commença sur le terrain se poursuivit bien au-delà de son mandat. Il réussit ce que les institutions n’avaient pas su faire : instaurer un climat de confiance entre certains représentants du MFDC, des notables et des relais de l’État. Ce fil ténu de discussion, maintenu à bas bruit dans les années suivantes, permit au Sénégal de conserver un canal de médiation directe, même dans les phases les plus violentes du conflit.
Ainsi, la mission de Marcel Bassène ne fut pas un échec, mais un point de bascule : la première tentative sérieuse de pacification non militaire, menée avec courage, intelligence et abnégation.
Les fruits de ce dialogue n’apparurent que plus tard, à travers les rounds de négociation successifs des années 1990 et du début des années 2000, lorsque l’État, changeant d’approche, reprit les chemins qu’il avait ouverts.
L’expérience de 1991 révèle ainsi moins une impasse qu’une fondation. Dans un pays soumis aux contraintes de l’austérité, paralysé par ses rivalités politiques et prisonnier d’un modèle centralisé, Marcel Bassène a démontré qu’il existait d’autres chemins vers la paix : ceux de la proximité, de la patience et de la parole donnée.
La Loi de finances 2026 marque un pas décisif vers la vérité budgétaire : elle rompt avec les zones d’ombre et les pratiques discrétionnaires du passé. Aucune ligne ne renvoie plus à des « fonds politiques » ; toutes les ressources publiques sont désormais intégrées et soumises aux mêmes règles de traçabilité.
Sobre, mais profonde, cette réforme met fin à un mode de gestion échappant au contrôle démocratique. Elle instaure une nouvelle philosophie : un État comptable devant le peuple, où la transparence devient méthode. Elle apparaît ainsi comme un acte de souveraineté morale, libérant l’administration des réflexes du passé.
Les faits, eux, racontent une autre réalité.
L’examen du Projet de Loi de Finances pour 2026 et de son Annexe « Voies et Moyens », documents publics déposés à l’Assemblée nationale, montre qu’aucune ligne budgétaire n’est identifiée comme « fonds politiques », « fonds spéciaux » ou « dotations discrétionnaires ».
Les crédits affectés à la Présidence de la République, à la Primature et aux institutions constitutionnelles sont regroupés dans une rubrique globale intitulée « Dotations aux institutions », pour un montant de 316,48 milliards FCFA en autorisations d’engagement et 277,38 milliards FCFA en crédits de paiement.
Cette dotation n’a donc aucun caractère secret : elle correspond aux moyens de fonctionnement et d’investissement de la Présidence, de la Primature, de l’Assemblée nationale, du Conseil constitutionnel, de la Cour suprême, de la Cour des comptes, etc. C’est un budget institutionnel, pas une caisse politique.
Une rupture dans la culture de l’opacité
Sous les régimes précédents, les « fonds politiques » étaient une réalité : des crédits versés directement à la Présidence ou à la Primature pouvaient être dépensés sans justificatifs, au nom des « nécessités d’État » ou des « dépenses de souveraineté ». La réforme budgétaire engagée depuis avril 2024 a mis fin à cette zone d’ombre. Les dotations globales sont désormais soumises aux mêmes règles de justification que toutes les autres dépenses, les ordonnateurs et comptables publics sont tenus de produire des pièces de traçabilité dans le SIGIF (Système intégré de gestion des finances publiques), et la Cour des comptes est habilitée à auditer l’exécution des budgets institutionnels.
Cette transformation n’est pas seulement comptable : elle est politique. Elle traduit la volonté du Président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko de rompre avec le régime de l’impunité financière qui a longtemps discrédité la gestion publique.
La « vérité budgétaire », proclamée par le Premier ministre Ousmane Sonko dès le 26 septembre 2024, lors de la révélation publique de la dette cachée, a ensuite été inscrite dans la Déclaration de politique générale présentée devant l’Assemblée nationale après les élections législatives du 17 novembre. Elle ne se limite pas à la dette héritée : elle s’étend à la fin des dépenses occultes et à la transparence intégrale de l’action publique.
Une transparence à consolider
Certes, la dotation aux institutions reste globale dans la présentation budgétaire ; elle ne détaille pas, pour chaque entité, la répartition entre salaires, fonctionnement, équipement ou communication. Mais cette globalisation relève d’une structure technique (comme dans la plupart des pays) et non d’un secret politique.
Le contrôle parlementaire, le rapport trimestriel d’exécution budgétaire et les audits externes permettent désormais d’en suivre l’usage. Les institutions ne disposent donc plus de fonds « hors budget », encore moins de crédits discrétionnaires.
C’est là une évolution silencieuse, mais décisive : elle ferme la porte à une pratique qui, sous le couvert de la raison d’État, entretenait la confusion entre pouvoir public et avantage personnel.
Une réforme morale autant que financière
En vérité, le débat sur les « fonds politiques » illustre un choc de culture entre deux conceptions de l’État. D’un côté, une logique de gestion personnalisée, où les institutions s’autorisent des dépenses non justifiées au nom de la souveraineté. De l’autre, une logique de transparence et de responsabilité, où chaque franc public doit être justifié, traçable, et orienté vers l’intérêt collectif.
La Loi des finances 2026, prolongement direct de la vérité des comptes, traduit cette deuxième vision. Le pouvoir n’a plus de caisses noires. Il a désormais des comptes clairs.
Face au scandale des dettes cachées, la transparence n’est plus une option. Le Sénégal a besoin d’une commission d’enquête parlementaire capable d’établir les responsabilités à tous les niveaux : des fonctionnaires du Trésor et du Budget aux banquiers, en passant par les représentants du FMI et de la Banque mondiale, les magistrats de la Cour des comptes, ainsi que les anciens rapporteurs du budget et présidents des commissions des finances.
Ce n’est pas une simple irrégularité budgétaire : c’est une brèche dans l’architecture de la République. Quand plus de 4 300 milliards de francs CFA échappent aux radars du Trésor, du Parlement et des bailleurs, il ne s’agit plus d’un déficit : il s’agit d’un système de dissimulation qui appelle une réponse démocratique à la hauteur — celle d’une commission d’enquête parlementaire indépendante.
Des garde-fous comptables, pas politiques
Le scandale des dettes cachées n’est pas seulement une affaire de chiffres. C’est une affaire d’État. Qu’un pays aussi encadré que le Sénégal — inscrit dans le dispositif de surveillance du FMI, suivi par la Banque mondiale, soumis aux règles de l’UEMOA, noté par plusieurs agences — découvre soudain plus de 4 300 milliards de francs CFA de passifs occultes, voilà qui en dit long sur les limites d’un système qui surveille tout, sauf l’essentiel : la vérité des chiffres.
Les garde-fous internationaux n’ont pas failli par ignorance, mais par complaisance — voir complicité. Le FMI, la Banque mondiale et les bailleurs disposaient pourtant de nombreux outils : revues trimestrielles du programme FEC/FEP[1], consultations de l’Article IV[2], cadre conjoint d’analyse de viabilité de la dette (DSF), Sustainable Development Finance Policy (SDFP)[3] de la Banque mondiale — c’est-à-dire la politique de financement du développement durable, qui conditionne l’accès aux ressources IDA à des critères de transparence — ainsi que le système de notification de la dette (DRS)[4]. Autant de mécanismes censés garantir la sincérité et la traçabilité des comptes publics.
Ainsi, tant que les colonnes s’additionnaient et que le pays remboursait ses échéances, tout allait bien. Le Sénégal était l’« élève modèle » d’un Sahel en crise : croissance de 6 %, stabilité politique, infrastructures rutilantes. Il fallait que la vitrine reste intacte, quitte à ignorer ce qu’elle cachait : une montagne de dettes masquées, un État doublé d’un État parallèle.
Une opacité d’État et une complicité internationale
Cette opacité ne relève pas d’un accident comptable, mais d’un système politique organisé. Sous Macky Sall, l’administration des finances a été transformée en instrument de rente et de propagande. Les agences, les entreprises publiques, les fonds spéciaux ont servi de trappes budgétaires pour financer hors budget les ambitions présidentielles. Les marchés de gré à gré et les préfinancements sans trace comptable ont proliféré. Et lorsque la Cour des comptes sonnait l’alarme, le pouvoir répondait par le silence ou la diversion.
Mais les institutions internationales portent elles aussi leur part de responsabilité. Elles ont préféré un mensonge stable à une vérité déstabilisante. Elles ont fermé les yeux, comme elles l’avaient fait au Mozambique, en Zambie ou au Ghana, quand des dettes « non déclarées » s’étaient accumulées sous le vernis des réformes. La « stabilité macroéconomique » est devenue le paravent d’un aveuglement structurel. Tant que le pays payait, tout le monde s’en félicitait. Ce silence vaut complicité.
La faillite est donc triple : politique, parce qu’un pouvoir a trahi le contrat républicain en maquillant les comptes publics ; institutionnelle, parce que les mécanismes de contrôle — FMI, Cour des comptes, Parlement, presse — ont été neutralisés ; et morale, parce que l’endettement dissimulé d’hier devient aujourd’hui l’austérité du peuple.
Pour une commission d’enquête parlementaire sur la dette cachée
Dès lors, une seule conclusion s’impose : la transparence ne peut plus être déléguée. Elle doit être reconquise par la souveraineté démocratique. Cela suppose de rompre avec la logique du « gouvernement par indicateurs » dictée par les bailleurs, et de replacer le Parlement, la société civile et les citoyens au cœur du contrôle budgétaire.
C’est pourquoi il faut, d’urgence, mettre en place une Commission d’enquête parlementaire sur la dette cachée. Non pas pour satisfaire la curiosité publique, mais pour restaurer la confiance républicaine. Cette commission devra faire la lumière sur trois points :
La chaîne des responsabilités politiques et administratives qui a permis la dissimulation ;
Le rôle et les manquements des partenaires techniques et financiers, notamment le FMI et la Banque mondiale ;
Les réformes structurelles à engager pour garantir la sincérité future des comptes publics, en intégrant dans la dette l’ensemble des engagements : entreprises publiques, partenariats public-privé, garanties et arriérés.
Un État qui dissimule sa dette compromet la confiance de ses citoyens et la crédibilité de ses institutions. Et un pays qui se tait devant cela abdique sa souveraineté. La commission d’enquête n’est pas un geste symbolique : c’est le premier acte d’un redressement moral et démocratique. Car la dette du Sénégal n’est pas qu’un passif économique, c’est un symptôme politique. Il ne suffit pas d’auditer les chiffres : il faut auditer le pouvoir.
[1] FEC/FEP : Facilité élargie de crédit (FEC, Extended Credit Facility) et Facilité élargie de financement (FEP, Extended Fund Facility). Il s’agit de deux instruments FMI destinés à soutenir les pays à faible revenu dans leurs réformes économiques et budgétaires.
[2] Consultations de l’Article IV : prévues par l’article IV des Statuts du FMI, ces missions annuelles permettent au FMI d’évaluer la situation économique et financière de chaque pays membre.
[3] : SDFP de la Banque mondiale vise à encourager les pays à faible revenu à renforcer la transparence et la soutenabilité de leur dette, condition préalable à l’accès aux ressources de l’Association internationale de développement (IDA). Le Sénégal est soumis à cette politique depuis 2021.
[4] DRS : Debt Reporting System (Système de notification de la dette), plateforme de la Banque mondiale qui recueille et publie les informations sur la dette extérieure publique des pays membres. Chaque État est tenu d’y soumettre annuellement des données détaillées sur l’encours, les créanciers et les conditions de remboursement.
Ce n’est pas l’économie qui chancelle, c’est le modèle. Après la rente et la façade vient le temps du réel : celui d’un pays qui veut produire, transformer, décider. Le temps du courage productif.
La dégradation de la note souveraine du Sénégal par Moody’s a relancé le débat sur la soutenabilité de la dette et la relation avec le FMI. Les économistes ont disséqué les mécanismes de cette sanction : dettes cachées, suspension du programme du FMI, nervosité des marchés. Mais en nous focalisant sur ces indicateurs, ne passons-nous pas à côté de l’essentiel ? Car ce qui vacille aujourd’hui, au-delà des indicateurs financiers, c’est l’architecture entière d’un modèle économique hérité de cinq siècles de dépendance. L’heure n’est plus à la gestion prudente de l’existant : elle est à la révolution dans les affaires économiques.
Un héritage historique : de l’économie de traite à l’économie extravertie
Pour mesurer l’ampleur du défi économique du Sénégal, il faut le replacer dans une trajectoire longue, façonnée par la dépendance. Dès le XVIᵉ siècle, le pays fut l’un des nœuds de la traite atlantique : non pas des marchandises, mais des vies humaines furent exportées depuis Gorée, Saint-Louis et Rufisque. Cette économie de traite, fondée sur l’extraction et la soumission, désorganisa durablement les sociétés.
La colonisation française transforma ensuite cette logique en système : monoculture arachidière, exportation de produits bruts, infrastructures tournées vers la métropole. Comme l’a montré Immanuel Wallerstein dans son analyse du système-monde, le Sénégal fut intégré à une périphérie chargée d’alimenter le centre capitaliste sans développer sa propre accumulation.
L’indépendance de 1960 n’a pas rompu cette logique. Malgré la planification socialiste, l’économie resta extravertie : l’arachide domina jusqu’aux années 1980, puis les programmes d’ajustement structurel imposèrent privatisations et austérité. Sous couvert d’efficacité, l’État fut dépouillé de sa fonction productive, et la dette devint un instrument de tutelle. Après l’arachide vinrent le phosphate, puis l’or, demain peut-être le pétrole et le gaz : la dépendance, elle, demeura.
C’est sur cet héritage de désarticulation et de dépendance que s’est construite la croissance contemporaine, apparente dans les chiffres, mais encore fragile dans ses fondations.
La semi-périphérie fragile : croissance sans souveraineté
Entre 1995 et 2023, l’économie sénégalaise a connu une croissance réelle moyenne d’environ 3,5 % par an. Cette progression, soutenue, mais inégale, s’est déployée en cycles contrastés : relance après la dévaluation du franc CFA en 1994, ralentissement au milieu des années 2000, puis accélération dans les années 2010 portée par le Plan Sénégal émergent et les investissements publics dans les infrastructures, l’énergie et les télécommunications.
Cette croissance a permis de tripler la richesse produite sans transformer la structure de l’économie. Dominée par des secteurs à forte intensité de capital, elle a peu créé d’emplois, tandis que le secteur informel, qui mobilise près de 90 % de la main-d’œuvre, ne contribue qu’à 40 % du PIB. La pauvreté reste élevée et les disparités régionales marquées, tandis que les importations alimentaires absorbent près du tiers de la balance commerciale, illustrant une dépendance persistante.
Le Plan Sénégal émergent, lancé en 2014, a donné au pays une visibilité nouvelle et des taux de croissance élevés, mais sans modifier le cœur du modèle productif. La dépendance aux financements extérieurs s’est même renforcée et les bénéfices sociaux sont restés limités. Derrière son vernis modernisateur, le PSE a surtout légué un paradoxe : des chiffres flatteurs pour les bailleurs, mais une dette cachée pour la nation. Ce déséquilibre entre discipline comptable et fragilité sociale résume l’échec d’un modèle plus soucieux de rassurer les marchés que de servir le peuple.
Cette dette dissimulée n’était pas un accident, mais le symptôme d’une dépendance plus profonde. Tant que la politique économique demeure arrimée à une monnaie contrôlée de l’extérieur et à des critères imposés par les bailleurs, la souveraineté restera inachevée.
Le levier incontournable : reprendre le contrôle de la monnaie et du commerce
À la dépendance structurelle s’ajoute une dépendance monétaire. Le franc CFA, conçu pour garantir la stabilité extérieure, reste une monnaie sous tutelle qui bride le développement interne. Tant que la politique monétaire demeurera arrimée aux critères De la Banque centrale européenne, le Sénégal ne disposera que d’une souveraineté partielle : libre en droit, mais contraint dans sa politique économique.
Or, la monnaie n’est pas qu’un instrument de stabilité ; elle traduit un choix de société. Défendre le pouvoir d’achat et le travail plutôt que la seule stabilité des prix, c’est redonner à la politique monétaire une finalité humaine et productive. Sans rompre brutalement avec les cadres existants, il s’agit de les infléchir au service des priorités nationales : financer la production locale, soutenir l’emploi et garantir une justice économique qui dépasse l’équilibre comptable.
Repenser la monnaie, c’est repenser la place du Sénégal dans le monde : non pour s’en retirer, mais pour y entrer autrement, avec ses propres instruments et partenaires. Une intégration africaine cohérente, un marché commun de la production et du savoir, et une diversification des alliances vers les BRICS+ permettraient de bâtir des interdépendances choisies plutôt que subies.
Cette exigence prend un relief particulier avec la filière du phosphate, symbole des paradoxes sénégalais. Malgré d’importantes réserves, l’expérience des Industries chimiques du Sénégal (ICS) a montré les limites d’un modèle dominé par l’exportation et la privatisation. Présentée comme un fleuron industriel, l’entreprise s’est progressivement vidée de sa vocation nationale, perdant sa capacité à structurer une véritable filière des engrais.
Ce cas rappelle que la dépendance ne tient pas à la ressource elle-même, mais à la manière de la valoriser. Transformer localement le phosphate pour produire les engrais de l’agriculture régionale, c’est affirmer une souveraineté productive. Continuer à exporter du minerai et importer des produits dérivés, c’est prolonger la dépendance. L’enjeu est clair : maîtriser la valeur ou la subir.
Révolution dans les affaires économiques
La crise actuelle, loin d’être une fatalité, peut devenir une chance : celle de rompre avec l’économie de traite et d’inventer une économie du service collectif. En dévoilant les mensonges budgétaires hérités du passé, le gouvernement a ouvert une brèche. Cette transparence, qui inquiète les marchés, mais éclaire le peuple, doit se prolonger en une véritable révolution économique.
Révolution ne signifie pas isolement, mais réorientation. Elle commence au plus près du réel : dans la protection des productions vitales, dans le soutien aux coopératives de femmes transformatrices, dans la reconstruction de circuits productifs enracinés dans nos territoires. Ces leviers, modestes en apparence, sont les premiers bastions d’une autonomie retrouvée.
C’est à cette échelle, en reconstituant maillon par maillon une économie utile et solidaire, que se joue la bataille de la souveraineté. L’ambition n’est pas dans la démesure des projets, mais dans la profondeur de la transformation : une production nationale qui préserve l’autonomie et un commerce qui sert enfin le développement humain. Car l’économie n’est pas une science neutre : elle est un rapport de force. Et le moment est venu, pour le Sénégal, de passer de la comptabilité imposée à la comptabilité du courage productif.
Macky Sall doute encore de ce que tout le monde sait. L’ancien président, qui prêchait la transparence, réclame aujourd’hui les preuves de la dette cachée qu’il niait hier. Simple geste d’incrédulité ou, plus vraisemblablement, manœuvre de défense anticipée ? Entre complotisme feutré et foi du déni, le « retour de Saint-Thomas » vire au parjure.
Car enfin, que cherche Macky Sall ? Accéder à des pièces auxquelles il n’a plus vocation à avoir accès — sauf en qualité de mis en cause. Il n’est plus chef de l’État, n’en déplaise à ses réflexes de monarque. Ce qu’il revendique comme un droit à l’information ressemble fort à une tentative de défense anticipée, une main tendue au juge de l’histoire avant que celui de la Haute Cour de justice ne se saisisse du dossier.
Le prestidigitateur face aux faits têtus
« Une dette publique ne peut être cachée », affirma-t-il il y a une dizaine de jours, tel un prestidigitateur contrarié. Or, les faits sont têtus : l’Inspection générale des finances, la Cour des comptes, un audit privé international, sans oublier le FMI lui-même, ont tous reconnu l’existence d’engagements hors bilan, de garanties souveraines occultes, de passifs dissimulés.
C’est donc moins un débat que Macky Sall rouvre qu’un procès : celui de sa crédibilité. L’homme qui niait l’évidence se découvre soudain passionné par les archives. Il réclame des preuves que tout le monde a déjà vues — sauf lui, dit-il. La dette cachée ne relève plus du mystère : elle constitue un crime comptable d’État. Et il en fut le principal ordonnateur.
De la dénégation à la mise en cause
Ce soudain accès de curiosité serait presque risible s’il ne trahissait pas une inquiétude feutrée. En écrivant au ministre, Macky Sall franchit une ligne : celle qui sépare l’ancien président du justiciable. Il s’invite dans un dossier judiciaire et financier où son nom revient en écho, non comme témoin, mais comme auteur présumé d’une dissimulation massive — un aveu d’intérêt personnel, en somme.
S’interroger sur cette dette, c’est son droit ; tenter d’en manipuler la lecture, c’est un abus. Hier encore, il vantait la transparence ; aujourd’hui, il réclame l’accès aux pièces qu’il contribua lui-même à soustraire au contrôle démocratique. Mais on ne visite pas les coffres du Trésor comme on relit ses Mémoires.
Dans cette lettre transparaît la même arrogance tranquille que dans ses discours : le refus obstiné de reconnaître la faillite morale d’un système qu’il a incarné. Le parjure n’est plus une tentation, c’est désormais un refuge.
La diaspora, de bailleur informel à acteur souverain
Depuis des décennies, les transferts des Sénégalais de l’extérieur constituent la véritable planche de salut de l’économie nationale. Selon le rapport 2023 de la BCEAO, les transferts des Sénégalais de l’extérieur se sont élevés à 1 818 milliards FCFA, en progression par rapport à 2022. L’essentiel provient de l’Europe (75,2 %), loin devant les États-Unis (7 %), la CEMAC (7 %) et l’UEMOA (2,5 %). Or, cette relative faiblesse des fonds venus d’Amérique interroge, compte tenu du poids démographique et économique de la communauté sénégalaise installée outre-Atlantique. De plus, près de 78 % de ces envois restent orientés vers la consommation courante, ce qui souligne l’enjeu : comment transformer cette manne en levier d’investissement productif et souverain ? En proposant les Diaspora Bonds, le Premier ministre tente un saut qualitatif : il ne s’agit plus seulement de capter des fonds, mais d’impliquer les expatriés dans des projets stratégiques, avec des parts sociales et un rôle décisionnel. Ce passage du « soutien » à « l’investissement » est une révolution silencieuse qui redéfinit le lien entre la diaspora et l’État.
Ce geste dépasse la simple ingénierie financière. Il est un acte de souveraineté, car il vise à substituer aux financements conditionnés du FMI ou de la Banque mondiale une ressource endogène, plus stable et plus libre. Dans un monde où la dette reste l’instrument privilégié de la domination néocoloniale, mobiliser l’épargne de la diaspora revient à transformer la dépendance en puissance.
De la dette imposée à l’épargne souveraine : la voie de la diaspora
L’expérience comparée du Sénégal, de l’Éthiopie et du Rwanda met en lumière un enjeu central : l’Afrique ne pourra pas éternellement financer ses ambitions par la dette extérieure ni par les aumônes conditionnées des bailleurs internationaux. Tant que nos budgets dépendront des décaissements du FMI, des « appuis budgétaires » de l’Union européenne ou des prêts de la Banque mondiale, nos indépendances resteront prisonnières d’une camisole financière.
C’est pourquoi l’appel de Milan résonne au-delà du seul Sénégal : il interpelle l’ensemble du continent. L’Éthiopie a démontré qu’un peuple pouvait se dresser pour financer un projet de souveraineté — son Grand barrage sur le Nil — sans attendre l’aval de Washington ou de Bruxelles. Le Rwanda, malgré son autoritarisme, a prouvé qu’un État pouvait mobiliser efficacement sa diaspora[1]. Le Sénégal, lui, a la possibilité d’inventer une voie singulière : associer la diaspora non comme un supplétif, mais comme un partenaire stratégique dans un projet démocratique et transparent.
Justice et finances publiques : la rhétorique du redressement
Le deuxième axe du discours milanais est la justice. Non pas la justice comme slogan, mais comme levier de crédibilité. Ousmane Sonko sait que l’édifice de son plan de redressement économique repose sur une confiance nouvelle entre l’État et ses citoyens — diaspora incluse. En martelant qu’aucun crime financier ne sera classé sans suite, il oppose à la culture de l’impunité un principe de reddition des comptes. Cette approche est éminemment politique : la justice financière devient la preuve tangible que l’argent public ne sera plus capté par une élite, mais réorienté vers l’intérêt général.
Cette vision rejoint la dimension budgétaire : réduire le train de vie de l’État, centraliser les marchés publics, ramener le déficit à 3 % d’ici 2027. Ici encore, l’analyse impose la nuance : Sonko ne fait pas que dénoncer la mauvaise gestion passée, il tente d’installer une discipline budgétaire comme condition préalable de la souveraineté. La diaspora est ainsi appelée à investir dans un État qui promet d’être enfin responsable, transparent et équitable.
Un contrat social en recomposition
L’appel de Milan ne se réduit ni aux chiffres ni aux slogans. Il s’inscrit dans une recomposition plus large du contrat social sénégalais. En affirmant que les postes de responsabilité doivent désormais se distribuer selon la compétence et non le militantisme, le Premier ministre pose une rupture culturelle avec les logiques clientélistes qui ont marqué la vie publique. Le discours va plus loin : il demande à la diaspora de participer non seulement par son argent, mais aussi par son expertise, sa rigueur et sa capacité à maintenir le débat public sur les questions de fond — économie, agriculture, santé — plutôt que sur les faits divers médiatisés.
C’est là que l’analyse politique prend tout son sens : le projet du Premier ministre Ousmane Sonko n’est pas seulement un plan de redressement économique, il est un projet civilisationnel. Le développement est présenté comme un travail sur les mentalités, une élévation culturelle, une réhabilitation de la solidarité nationale. Milan devient le théâtre d’un appel à la « refondation par le haut », où la diaspora, souvent considérée comme périphérique, est replacée au centre de la dynamique nationale.
[1] Rustomjee, C. (2018). Issues and challenges in mobilizing African diaspora investment.