La justice sénégalaise à l’épreuve de sa propre indépendance

Invité de l’émission Point de vue sur la Radiotélévision Sénégalaise, le dimanche 16 novembre 2025, le président de l’Union des Magistrats du Sénégal (UMS), Cheikh Ba, a choisi la défense du statu quo. Alors que le pays s’interroge sur la manière de refonder ses institutions, la magistrature, elle, se drape dans une indépendance devenue privilège. Catégoriquement opposée à l’intégration de « corps étrangers » dans le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et au contrôle des parlementaires, l’UMS revendique un pouvoir sans contre-pouvoir — un pouvoir sans légitimité démocratique.

Une indépendance devenue corporatisme

Que réclament au fond les magistrats ? Qu’on ne les interroge pas. Qu’on ne les évalue pas. Qu’on ne les entende pas. Derrière les formules d’apparence noble – « indépendance », « garantie des libertés », « séparation des pouvoirs » – se dissimule une conception fermée et autoréférentielle de la justice. Car ce que l’UMS nomme indépendance n’est plus le principe républicain de neutralité face au pouvoir exécutif, mais une volonté de se soustraire à tout regard extérieur, fût-il celui du peuple représenté par ses députés. En refusant que le législatif exerce un contrôle démocratique minimal, la magistrature s’érige en caste. Elle se protège elle-même, s’administre elle-même et s’absout elle-même : voilà le corporatisme dans sa forme la plus pure.

Ce repli sur soi n’a rien d’un hasard. Il s’enracine dans une tradition coloniale où la justice n’était pas conçue comme un service public, mais comme un instrument disciplinaire. Le juge colonial n’était pas le garant du droit : il était le bras juridique de l’ordre impérial. La figure du magistrat sénégalais postcolonial a hérité de ce double héritage : l’autorité sans contrôle et la verticalité sans débat. La culture du secret, le fétichisme du texte, le refus de l’imputabilité découlent directement de ce modèle. Tant que la justice restera enfermée dans cette matrice, elle demeurera une institution d’ordre, non de liberté.

Une vision carcérale de la justice

Il n’est pas indifférent que dans leur argumentaire, les dirigeants de l’UMS justifient l’inflation carcérale par la « nécessité de protéger la société ». Ce langage de l’enfermement, où la loi devient une machine à punir plus qu’à réhabiliter, trahit une vision de la justice comme prolongement du pouvoir disciplinaire. Or, comment parler d’État de droit lorsque plus de 45 % des détenus sont en détention provisoire ? Comment invoquer la légitimité morale du juge quand la prison demeure la seule réponse à la misère, à la colère et à la dissidence ?

La magistrature ne s’interroge pas sur les causes sociales du crime : elle les sanctionne. Elle ne revendique pas des politiques publiques de prévention : elle réclame des moyens de répression. Elle ne voit dans la réforme du Conseil supérieur de la magistrature qu’une menace contre ses privilèges, non une chance d’ouvrir le débat sur la fonction sociale du droit. Ainsi, la justice sénégalaise continue de reproduire une logique carcérale héritée de la colonisation : celle d’une institution qui ne libère pas, mais qui enferme ; qui ne protège pas le faible, mais qui rassure le fort.

La justice, pouvoir ou service public ?

Les magistrats aiment rappeler que la justice est un « pouvoir ». Mais de quel pouvoir s’agit-il ? Dans une démocratie, le pouvoir judiciaire n’est légitime que parce qu’il tire sa force du peuple. Or, contrairement au pouvoir exécutif ou législatif, le juge n’est pas élu ; son autorité ne procède que de la confiance que les citoyens lui accordent. Cette confiance ne peut exister sans transparence. Refuser le contrôle parlementaire ou l’ouverture du CSM, c’est rompre le pacte démocratique : c’est dire au peuple « vous nous devez obéissance, mais nous ne vous devons aucun compte ».

Dans la tradition républicaine, la justice n’est pas un pouvoir au-dessus des autres, mais un service public parmi d’autres. Elle n’est pas une forteresse, mais un bien commun. Elle ne tire pas sa légitimité du silence des autres institutions, mais de sa capacité à rendre compte. Ouvrir le CSM à des représentants de la société civile, ce n’est pas fragiliser la justice : c’est la rapprocher du citoyen.

L’indépendance judiciaire n’a de sens que si elle s’accompagne d’une responsabilité devant la nation. Se couper du peuple au nom de la loi, c’est transformer une mission républicaine en privilège corporatiste. En refusant d’être redevable, la magistrature sénégalaise ne s’émancipe pas : elle s’arroge un pouvoir sans légitimité.