
En juillet 1991, le Sénégal se prépare à éblouir le monde : Sommet de la Conférence islamique, visite du pape Jean-Paul II, Coupe d’Afrique des Nations. Derrière les préparatifs, la Casamance, meurtrie depuis près d’une décennie, reste une plaie ouverte. Pris dans ce contraste, Abdou Diouf confie à Marcel Bassène une mission de paix sans moyens — un pont tendu entre faste et fracture.
Cet article est une adaptation d’un extrait du manuscrit « Marcel Bassène, pionnier de la recherche de la paix en Casamance ».
Quand Abdou Diouf signe, le 26 juillet 1991, le décret nommant Marcel Bassène « chargé de la coordination de la mission de paix en Casamance », le Sénégal est un pays sous tension. Derrière ce geste d’ouverture inédite — confier à un député de l’opposition, issu du Parti démocratique sénégalais, la mission de rapprocher l’État du maquis — se cache un moment d’extrême fragilité politique. Le pays traverse une décennie d’épreuves économiques, sociales et diplomatiques qui ébranlent jusqu’aux fondations du régime socialiste.
Une décennie d’austérité et de colère
Depuis le début des années 1980, le Sénégal vit sous le joug des programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale. L’État, contraint de réduire ses dépenses, cède ses entreprises publiques, gèle les salaires, réduit les subventions agricoles et diminue les recrutements dans la fonction publique. Les populations rurales, déjà marginalisées, s’enfoncent dans la pauvreté. Dans les villes, les frustrations augmentent : syndicats en grève, étudiants révoltés, jeunes au chômage. La promesse d’un État-providence s’effrite, et avec elle le lien de confiance qui liait les citoyens au pouvoir.
Sur le plan politique, la crise des élections de 1988 a laissé des cicatrices profondes. La victoire contestée d’Abdou Diouf sur Abdoulaye Wade a plongé le pays dans une atmosphère de suspicion et de répression. Les manifestations sont violemment dispersées, des opposants emprisonnés, et l’image internationale d’un Sénégal stable et démocratique se ternit. L’année suivante, en 1989, c’est le drame du conflit sénégalo-mauritanien : affrontements meurtriers, exodes forcés, rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. L’armée sénégalaise, mobilisée sur le front nord, peine à contenir les foyers de tension interne.
Le départ de Jean Collin et la recomposition du pouvoir
À ces secousses s’ajoute un changement majeur au cœur du pouvoir : en mars 1990, Abdou Diouf accepte la démission de Jean Collin, son puissant ministre d’État et secrétaire général de la présidence, véritable pivot du système depuis 1981. Jean Collin incarnait la verticalité de l’État, l’autorité technocratique, la discipline d’un régime centralisé. Son départ ouvre une brèche : les équilibres internes se déplacent, les barons du Parti socialiste cherchent à élargir leur influence, et les tensions régionales s’exacerbent.
C’est dans ce contexte qu’émerge, au sud du pays, une Casamance meurtrie par une décennie de violences. Depuis 1982, la région vit au rythme des affrontements entre l’armée et le Mouvement des forces démocratiques de la Casamance (MFDC). Les morts s’accumulent, les villages se vident, les réfugiés franchissent les frontières de Gambie et de Guinée-Bissau. Le sentiment d’abandon se transforme en ressentiment. Le président Abdou Diouf comprend que la voie militaire, coûteuse et sans issue, ne peut suffire. En nommant Marcel Bassène, originaire du département de Ziguinchor et connu pour sa rigueur intellectuelle et sa pondération, il tente un pari : celui d’une paix négociée, portée par la parole plutôt que par les armes.
Un geste politique dans un moment diplomatique clé
La mission de Marcel Bassène naît dans un climat politique saturé, mais diplomatiquement important. Le régime se prépare à accueillir une série d’événements internationaux censés redorer son image : le Sommet de l’Organisation de la conférence islamique prévu à Dakar en décembre 1991, la Coupe d’Afrique des Nations organisée à Dakar et Ziguinchor en janvier-février et la visite du pape Jean-Paul II en février 1992.
La paix en Casamance devient un impératif diplomatique. Le président Diouf veut montrer au monde un Sénégal en paix, capable d’accueillir les dirigeants musulmans et le souverain pontife dans un même élan d’unité nationale. Mais derrière cette ambition d’ouverture, la machine étatique demeure figée dans ses réflexes jacobins. Le décret créant la mission de paix est signé, mais aucun budget ne lui est alloué. Marcel Bassène se retrouve chargé d’une tâche nationale sans les moyens de l’accomplir.
Une mission sans budget et sans appui
Ni ligne budgétaire, équipe réduite, peu de dotations logistiques. Dans ses correspondances, Marcel Bassène multiplie les relances au gouvernement pour obtenir un minimum de crédits de fonctionnement. Les réponses ne viennent pas. Le silence de l’administration contraste avec l’urgence du terrain. Les préfets coopèrent par courtoisie, les gouverneurs par prudence, mais personne n’a d’ordre clair.
Marcel Bassène tente de poursuivre malgré tout. Il sillonne les villages, rencontre des chefs religieux, des notables, des représentants du MFDC. Il s’appuie sur la confiance personnelle qu’il inspire et sur son enracinement dans la région. Mais l’État, à Dakar, demeure distant. Les militaires, jaloux de leurs prérogatives, refusent qu’un civil — et pire, un opposant — puisse dialoguer avec le maquis. Le commandement s’oppose même à un geste symbolique prévu dans le premier accord : le retrait temporaire des troupes dans certaines zones. « On ne peut pas demander à une armée de se retirer de son propre pays », tranche l’état-major, mettant fin à la tentative de cessez-le-feu.
Rivalités politiques et isolement institutionnel
Sur le terrain politique, Robert Sagna, ministre d’État et maire de Ziguinchor, vit cette nomination comme une provocation. Il se considère comme la seule personne légitime à traiter le dossier casamançais pour le compte du régime socialiste. Entre lui et Marcel Bassène, les tensions se multiplient : rapports concurrents, réunions parallèles, querelles d’influence. Cette rivalité empoisonne le climat et complique encore la tâche du coordonnateur.
À l’inverse, Assane Seck, ancien ministre de Senghor puis de Diouf et patriarche respecté, tente d’apaiser les tensions. Il encourage la médiation, plaide pour une approche concertée, convaincu que la paix exige d’abord de rétablir la confiance entre les Casamançais et l’État. Mais la figure d’Assane Seck est elle-même traversée de paradoxes. Avant d’intégrer le parti de Senghor dans les années 1960, il fut l’un des pères politiques de la radicalité du particularisme casamançais. En tant qu’animateur du Parti du rassemblement africain (PRA), il s’était distingué comme l’un des plus virulents défenseurs de la spécificité régionale de la Casamance, dénonçant déjà la centralisation du pouvoir et les déséquilibres territoriaux.
Des décennies plus tard, certains cadres du MFDC notamment Mamadou Nkrumah Sanè ironisaient sur son revirement : « C’est lui qui a commencé notre combat, il n’a qu’à venir le terminer avec nous. »
Mais à Dakar, l’administration reste inerte. Malgré les promesses répétées, aucun crédit n’est voté pour la mission. Le ministère des Finances, soumis à la tutelle du FMI, invoque l’austérité. Le Parti socialiste, inquiet des retombées politiques d’un succès attribué à un opposant, temporise. Le résultat est cruel : une mission vidée de ses moyens avant même d’avoir commencé. Marcel Bassène continue d’adresser des rapports précis, réclamant au moins un financement pour ses déplacements et une petite équipe technique. Ce qu’il réussit à avoir.
Un symbole de lucidité et de persévérance
Dans ses derniers entretiens, Marcel Bassène laissa transparaître une amertume profonde :
« On m’avait confié une mission nationale sans même un budget de communauté rurale. La paix était une idée que tout le monde applaudissait, mais que personne ne voulait financer. »
Cette phrase traduit la dure réalité administrative de sa mission, mais elle ne saurait résumer son impact. Car si le dispositif officiel resta sans moyens, le dialogue que Marcel Bassène commença sur le terrain se poursuivit bien au-delà de son mandat. Il réussit ce que les institutions n’avaient pas su faire : instaurer un climat de confiance entre certains représentants du MFDC, des notables et des relais de l’État. Ce fil ténu de discussion, maintenu à bas bruit dans les années suivantes, permit au Sénégal de conserver un canal de médiation directe, même dans les phases les plus violentes du conflit.
Ainsi, la mission de Marcel Bassène ne fut pas un échec, mais un point de bascule : la première tentative sérieuse de pacification non militaire, menée avec courage, intelligence et abnégation.
Les fruits de ce dialogue n’apparurent que plus tard, à travers les rounds de négociation successifs des années 1990 et du début des années 2000, lorsque l’État, changeant d’approche, reprit les chemins qu’il avait ouverts.
L’expérience de 1991 révèle ainsi moins une impasse qu’une fondation. Dans un pays soumis aux contraintes de l’austérité, paralysé par ses rivalités politiques et prisonnier d’un modèle centralisé, Marcel Bassène a démontré qu’il existait d’autres chemins vers la paix : ceux de la proximité, de la patience et de la parole donnée.
