« Le FMI demeure un partenaire engagé du Sénégal » : vraiment ?

La directrice du FMI affirme son « engagement » envers le Sénégal. Pourtant, l’institution a suspendu ses versements juste après que Dakar a révélé l’ampleur de sa dette cachée. Derrière ce paradoxe se cache une logique implacable : pour le FMI, la stabilité des marchés prime sur la sincérité démocratique. Analyse d’un partenariat qui ressemble à une tutelle.

« Le FMI demeure un partenaire engagé du Sénégal. » Par ces mots, madame Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international, a voulu réaffirmer la confiance de l’institution le 3 octobre 2025, à l’issue de la revue du programme sénégalais et de ses échanges avec les autorités. Le message se voulait rassurant, comme pour dissiper les doutes suscités par la révélation de l’ampleur de la dette cachée. Mais derrière la formule diplomatique se profile un paradoxe : ce même FMI a suspendu ses décaissements au moment où l’État sénégalais rompait avec des décennies d’opacité pour assumer la transparence.

Ainsi, la sincérité budgétaire, au lieu d’être saluée comme une rupture démocratique, est traitée comme une faute technique. Le geste politique d’un gouvernement qui choisit de dire la vérité se heurte au mur froid d’une orthodoxie qui préfère l’illusion de la stabilité à l’exigence de lucidité. En proclamant son « engagement », le FMI réaffirme en réalité son rôle de gardien de la confiance des marchés.

Le FMI et le Sénégal : accords, refus et conditionnalités

Les relations entre le Sénégal et le FMI ne datent pas d’hier. Depuis les années 1980, elles sont marquées par une succession de programmes d’ajustement et de financements conditionnés, oscillant entre stabilisation macroéconomique et sacrifices sociaux. Dans cette longue histoire, le Fonds a endossé un rôle de « tuteur budgétaire », imposant ses réformes structurelles au nom de la discipline macroéconomique.

En janvier 2020, le Sénégal a ainsi souscrit un Instrument de coordination des politiques (ICP) : un cadre sans financement direct, conçu pour rassurer ses partenaires et ouvrir la voie à des ressources concessionnelles. Quelques mois plus tard, au plus fort de la pandémie de COVID-19, un appui d’urgence de 442 millions de dollars a été débloqué pour financer la riposte sanitaire et protéger les filets sociaux.

En juin 2021, le pays a obtenu un nouvel accord combinant une Facilité de crédit stand-by (FCS) et une Facilité de crédit à court terme (FCC), pour un montant total de 453 millions de droits de tirage spéciaux (environ 650 millions de dollars), équivalant à 140 % de son quota. Ces ressources avaient pour fonction de stabiliser les comptes extérieurs et de soutenir la reprise post-COVID. L’accord a été revu à la hausse en juin 2022 puis prolongé en novembre de la même année, consolidant les réserves internationales.

Le véritable tournant survient en juin 2023, lorsque le FMI approuve un programme de 36 mois combinant, d’une part, une Facilité élargie de crédit (FEC) et un Mécanisme élargi de crédit (MEC) pour 1,51 milliard de dollars, destiné à la soutenabilité de la dette et aux réformes budgétaires, et, d’autre part, une Facilité pour la résilience et la durabilité (FRD) de 324 millions de dollars, spécifiquement conçue pour financer la transition climatique et énergétique. À la première revue, en décembre 2023, le FMI valide le déblocage de 215 millions de dollars (FEC/MEC) pour soutenir le budget de l’État et de 64 millions de dollars (FRD) pour les projets liés au climat.

2024 : La révélation qui dérange

En mai 2024, une mission du FMI conduite par Edward Gemayel, économiste libanais et chef de mission pour le Sénégal — un poste qu’il avait déjà occupé dans les années 2010, ce qui en faisait un fin connaisseur des fragilités de l’économie nationale — saluait encore la résilience du pays. Les chiffres semblaient encourageants : croissance de 4,6 % en 2023, inflation ramenée à 5,9 %, et rebond attendu à 7,1 % grâce à l’entrée en production du gaz. Mais derrière cet optimisme, l’institution glissait déjà ses avertissements : un déficit courant de 18,8 % du PIB, un endettement franchissant le plafond de l’UEMOA (73,4 % du PIB) et un coût budgétaire croissant des subventions énergétiques. Le programme en cours devait amener le déficit budgétaire à 3 % d’ici 2025, au prix de réformes fiscales et énergétiques.

La révélation, en septembre 2024, d’une dette cachée qui portait l’endettement réel à 118 % du PIB a fait éclater cet équilibre fragile. La réaction du FMI fut immédiate : suspension des décaissements, mise en doute de la soutenabilité de la dette, rappel à l’ordre. Le paradoxe saute aux yeux : au lieu de saluer la transparence d’un gouvernement qui ose briser l’omerta budgétaire, l’institution la punit. La vertu démocratique devient une faute technique ; l’honnêteté, une imprudence ; l’opacité, une stratégie de survie.

Le coût de cette sanction ne fut pas qu’une abstraction comptable. Sur l’année 2024, près de 494 millions de dollars (soit environ 296 milliards de FCFA) de flux attendus n’ont pas été versés : 258 milliards FCFA au titre de la FEC/MEC et 38,4 milliards FCFA au titre de la FRD, censée financer la transition climatique. Le Premier ministre Ousmane Sonko a estimé la perte à 250 milliards FCFA par an, un chiffre qui donne l’échelle du trou de trésorerie à combler. Pour compenser, le Sénégal a dû se tourner massivement vers le marché régional : près de 1 350 milliards FCFA levés en 2025, à des conditions nettement plus coûteuses que l’appui concessionnel du FMI.

Les conséquences sociales se sont fait sentir immédiatement : gel de plusieurs projets d’infrastructures, réduction de près de 130 milliards FCFA dans la loi des finances rectificatives 2025. À cela s’ajoute un climat financier dégradé : les euro-obligations du Sénégal ont perdu de leur valeur en 2025. Ainsi, la transparence n’a pas seulement été sanctionnée symboliquement : elle a eu un coût direct pour les finances publiques, les infrastructures et les citoyens.

Il ne s’agit pas ici de disculper l’ancien président Macky Sall et son gouvernement, qui portent la responsabilité directe de cette situation. Par leurs choix désastreux et leurs pratiques opaques, ils ont laissé s’accumuler une dette cachée dont l’ampleur a fini par exploser au grand jour. Pire encore, Macky Sall avait publiquement nié l’existence même de cette dette, érigeant le déni en stratégie politique, alors que les institutions de contrôle en avaient déjà donné des signaux d’alerte. Cette dérive est l’héritage d’une gouvernance regrettable, que la transparence actuelle vise précisément à corriger. Mais le paradoxe est cruel : la sanction du FMI ne frappe pas la dissimulation passée, ni les responsables de cette opacité, mais bien l’acte de vérité qui a consisté à révéler l’ampleur du désastre.

La «police de la confiance» ou le partenariat impossible

Pour comprendre cette réaction, il faut rappeler que le FMI agit selon un mandat global : prévenir tout risque de crise de confiance susceptible de contaminer les marchés financiers internationaux. Dans ce schéma, la révélation d’une dette cachée n’est pas l’expression d’une sincérité démocratique, mais un « choc de défiance » qui alerte investisseurs et bailleurs. La réponse est mécanique : suspension des décaissements, recalibrage budgétaire, mise sous surveillance.

Il serait simpliste de voir dans le FMI une institution uniquement cynique. Son mandat, défini par ses principaux actionnaires, est avant tout de préserver la stabilité du système financier global. En cela, il est structurellement contraint de privilégier la prévisibilité des marchés, même lorsque cette logique entre en conflit avec l’exigence de vérité démocratique d’un État membre. Mais cette rationalité technocratique alimente une mécanique de chantage à la confiance : dire la vérité devient risqué, mentir une stratégie.

L’exemple sénégalais illustre cette mécanique implacable. Les conditionnalités imposées — réduction accélérée du déficit, hausse des tarifs énergétiques, sortie de la liste grise du GAFI, ciblage social des subventions — obéissent à une logique de discipline externe, pensée pour rassurer les marchés avant de renforcer la souveraineté budgétaire. Derrière le discours d’« assistance », la fonction réelle du FMI se révèle : non pas aider les États à bâtir une économie intègre, mais garantir la prévisibilité d’un système financier mondialisé.

Ce que l’institution appelle « stabilité » n’est rien d’autre qu’une police de la confiance : elle veille à ce que les investisseurs dorment tranquilles, même si les citoyens ont des insomnies. Dès lors, la question n’est plus de savoir « à quoi sert le FMI », mais de constater ce qu’il perpétue : un ordre où la sincérité démocratique devient un handicap et le mensonge, ou du moins la dissimulation apparaît comme une stratégie de gouvernement.

Et maintenant? Pour une autre voie souverainiste

Face à cette mécanique implacable, le gouvernement sénégalais ne peut se contenter d’accepter n’importe quel accord avec le FMI au nom d’une « stabilité » dictée de l’extérieur. La discipline budgétaire est nécessaire, mais elle doit être choisie et orientée vers l’investissement productif, la justice sociale et la transparence.

Le Sénégal dispose de ressources internes qu’il peut et doit mobiliser : une fiscalité plus équitable, une lutte résolue contre l’évasion et les exonérations abusives, une meilleure contribution des secteurs rentiers. Mais l’alternative ne se limite pas à des instruments financiers : elle suppose une éthique nouvelle, une confiance en nous-mêmes. Tant que la vérité des comptes sera considérée comme une faute, l’Afrique restera enfermée dans un ordre où l’opacité est récompensée et la sincérité punie. Or, cette vérité n’est pas une posture morale : elle constitue un acte politique fondateur, une condition de souveraineté et de dignité collective. Elle peut aussi devenir un outil de mobilisation citoyenne, en donnant aux peuples les moyens de comprendre et de contester la prédation.

C’est dans cet esprit qu’il faut renforcer la Banque africaine de développement (BAD) et la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), en se les réappropriant selon la vision des pères fondateurs. Ces institutions avaient été conçues comme des leviers d’intégration régionale, de mobilisation des ressources internes et de souveraineté économique. Kwame Nkrumah rappelait dès les années 1960 la nécessité d’une « Banque africaine » capable de financer l’industrialisation et d’incarner l’indépendance réelle du continent. Les renforcer aujourd’hui exige une volonté politique : accroître massivement les capitaux souscrits par les États africains afin de réduire la dépendance aux bailleurs extérieurs et leur redonner leur vocation première.

Or, les institutions financières internationales n’ont pas marginalisé ces instruments, elles les ont pervertis. Transformées en relais de l’orthodoxie libérale, elles imposent des disciplines importées et dénigrent toute tentative de définition souveraine des priorités. L’Afrique est ainsi conviée à rester élève docile, jamais maître de sa propre maison. Pourtant, elle dispose de banquiers compétents et visionnaires, soucieux de l’avenir du continent — à l’image de Serge Ekué, président de la BOAD. Encore faut-il leur donner le bon mandat : un cadre souverain qui libère leur expertise au service de l’intégration régionale et de l’industrialisation endogène, plutôt que de les contraindre à reproduire les conditionnalités extérieures.

Le choix est clair : continuer à subir une « police de la confiance » qui condamne à l’opacité, ou inaugurer une ère où la souveraineté économique se conjugue avec la sincérité démocratique. Le Sénégal, en révélant sa dette cachée, a déjà montré la voie : dire la vérité. Il lui reste à transformer ce geste en un projet de libération.

Cela passe par un audit citoyen permanent de la dette, institué sous la forme d’une commission indépendante, intégrant société civile, parlementaires de la majorité et des oppositions et responsables politiques, chargée de surveiller chaque engagement de l’État et de publier régulièrement des rapports. Cela exige aussi une stratégie ambitieuse de financement interne : taxer équitablement les télécommunications, lutter contre l’évasion fiscale des multinationales et récupérer les milliards qui échappent au Trésor. Enfin, cela suppose une diplomatie financière offensive : le Sénégal, producteur de gaz et acteur diplomatique majeur en Afrique de l’Ouest, a les moyens de négocier des allègements de dette en contrepartie de la transparence. Il ne s’agit plus de subir les conditionnalités, mais de transformer la sincérité en monnaie d’échange et en arme de souveraineté.

Sources

International Monetary Fund (IMF). (2020, 13 avril). IMF Executive Board Approves a US$442 million Disbursement to Senegal to Address the COVID-19 Pandemic. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2021, 7 juin). IMF Executive Board Approves an 18-Month Stand-By Arrangement (SBA) and Arrangement Under the Standby Credit Facility (SCF) for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2022, 17 novembre). IMF Executive Board Completes the Fourth Review Under the Policy Coordination Instrument and the Third Review Under the Stand-By Arrangement and the Standby Credit Facility for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2023, 26 juin). IMF Executive Board Approves Extended Credit Facility (ECF) and Extended Fund Facility (EFF) Arrangements for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2023, 13 décembre). First Reviews Under the ECF/EFF and RSF for Senegal. IMF.

International Monetary Fund (IMF). (2024, 3 mai). Mission Statement on Senegal. IMF.

Jeune Afrique. (2025, 16 septembre). Pourquoi le Sénégal pourrait retourner rapidement se financer sur le marché régional. Jeune Afrique.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

Une réflexion sur « « Le FMI demeure un partenaire engagé du Sénégal » : vraiment ? »

  1. Il n’y a pas de miracle. Les règles économiques sont claires et bien établies. Le salut est dans la rigueur économique, la priorisation du secteur privé, la poursuite du désengagement des secteurs marchands et « marchandables », le développement des moyens de communication, surtout le chemin de fer pour dynamiser les relations inter urbaines et sous régionales

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