
De mes années de lycée, je garde le souvenir d’un professeur de mathématiques à la fois bienveillant et passionné. Il avait cette pédagogie claire et rassurante : il expliquait en écrivant méthodiquement au tableau, si bien que personne ne se sentait perdu. C’est dans ce cadre, entre deux intégrales et quelques équations, qu’il m’a initié au raisonnement par l’absurde. Il n’utilisait pas le mot « apagogie » — trop savant, trop intimidant, il aurait suffi à décourager toute une classe — mais parlait simplement de « démonstration par l’absurde ». Le principe était limpide : une affirmation est vraie en montrant que son contraire est faux. Autrement dit, on suppose ce que l’on veut contester — et l’on pousse le raisonnement jusqu’à ce que l’absurdité apparaisse.
Je voudrais rendre hommage à ce professeur, en appliquant sa méthode à une série d’éditoriaux récemment parus. À les lire, le Sénégal serait devenu une dictature numérique, une république bananière mâtinée de village Potemkine. Pardon, je voulais dire : un État en décrépitude dirigé par des néophytes exaltés, hystériques et incompétents, pour reprendre le ton feutré et modéré de certains plumitifs endimanchés.
Alors, raisonnons par l’absurde…
Supposons donc, pour les besoins de la démonstration, que ces éditoriaux au vitriol disent vrai. Que le Sénégal est aujourd’hui aux mains de dangereux agitateurs, venus pour brûler la République, étouffer la presse et réduire les libertés à peau de chagrin ! Soit.
Première conséquence : la presse est muselée. Mais… comment dire ? Ces éditoriaux existent. Ils sont publiés. Ils circulent librement. Ils sont relayés par les réseaux sociaux, commentés, likés, débattus. Aucun de leurs auteurs n’a été convoqué à la Section de Recherches, aucun n’a fait un séjour au pavillon spécial, aucun n’a été poursuivi pour « diffusion de fausses nouvelles ». Ce détail, apparemment insignifiant, invalide totalement la thèse initiale. Car enfin, dans une dictature, les gens qui parlent trop fort, on ne les corrige pas par des éditos, mais par des convocations. Or ici, c’est tout le contraire : plus ils exagèrent, plus ils publient.
Deuxième conséquence absurde : ce gouvernement ne respecterait pas l’État de droit. C’est beau, cette réinvention permanente de la logique : ceux qui ont tant toléré l’instrumentalisation de l’État pendant douze ans — détourné pour réprimer, interdire, emprisonner — se découvrent soudain des vocations de gardiens du temple. Mais que faisait donc leur plume quand, de 2021 à 2024, on tirait sur des manifestants, qu’on interdisait des meetings, qu’on expulsait des députés, qu’on étouffait les voix dissidentes ? Mystère. Ou plutôt non : certains théorisaient alors, dans un élan de stoïcisme feutré, que nul ne peut lutter contre l’État, comme s’ils paraphrasaient Hobbes version Sénégauloise. Étrange silence de cathédrale à l’époque, devenu aujourd’hui tambour de guerre.
Troisième conséquence, ô combien absurde : les tenants du pouvoir seraient des « plouques », des rustres, des sans-styles, des mal-peignés. Une critique qui fleure bon le mépris de classe, dans la lignée des sarcasmes essuyés par Koyaga dans En attendant le vote des bêtes sauvages d’Amadou Kourouma. Mais ce mépris rappelle aussi les moqueries subies par Lumumba, Sankara ou même Mandela, autrefois tournés en dérision pour leur langage, leur tenue ou leur ancrage populaire. Comme chez Mongo Beti, les élites francisées, engoncées dans leur complexe d’imitation, continuent de toiser ceux qui n’ont ni le « verbe qui Françèèèrrre » ni les manières de salon. Pour certains, c’est encore cela la République : la forme avant le fond, le vernis avant la vertu.
L’ironie des temps démocratiques
Mais voyez-vous, ce qui est merveilleux avec la démocratie, c’est qu’elle permet précisément cela : critiquer le pouvoir en toute impunité. Et c’est là que le raisonnement par l’absurde atteint son paroxysme : ceux qui dénoncent une dictature le font librement, abondamment, publiquement. Ce qui prouve, paradoxalement, qu’ils ont tort. C’est l’équivalent contemporain du serpent qui se mord la queue. À force de dénoncer l’absence de liberté… ils prouvent qu’elle existe.
Finalement, on peut remercier ces éditorialistes. Par leur agitation outrée, ils confirment que le régime actuel tolère la critique, même la plus caricaturale. Ils sont devenus, malgré eux, les témoins de la vitalité démocratique qu’ils prétendent enterrer. Merci donc, chers chroniqueurs indignés !
