Article extrait d’une étude faite pour le Bureau régional de la Fondation Rosa Luxemburg. L’étude a été publiée décembre 2021. Le rapport intégral est sur https://rosalux.sn/publications/

Depuis l’intervention de l’OTAN en Libye en 2011, la région du Sahel est devenue l’épicentre d’une crise multidimensionnelle qui continue de s’aggraver. Les pays du Sahel, déjà marqués par des défis socio-économiques et environnementaux considérables, ont été plongés dans une spirale de violence et d’instabilité à cause des répercussions de cette guerre. La chute de Mouammar Kadhafi a entraîné une prolifération des armes et une mobilité accrue des groupes armés à travers la région, exacerbant les conflits existants et en générant de nouveaux.
Aujourd’hui, les nations sahéliennes, notamment le Burkina Faso, le Mali, le Niger, la Mauritanie et le Tchad, sont confrontées à une insécurité chronique, marquée par des actes de terrorisme djihadiste, des conflits communautaires autour de l’accès aux ressources naturelles, et une répression souvent brutale de la part des forces de défense et de sécurité. Ce cocktail explosif a non seulement conduit à une catastrophe humanitaire, avec des millions de personnes déplacées et une insécurité alimentaire croissante, mais a également mis en lumière les limites de l’approche militariste adoptée par la France et ses alliés pour gérer la situation.
L’Échec de l’Approche Militariste
L’opération Barkhane, lancée en 2014, est la plus grande intervention militaire française en Afrique depuis plusieurs décennies. Elle avait pour objectif de stabiliser la région en neutralisant les groupes djihadistes actifs au Sahel. Cependant, près d’une décennie après son lancement, les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous. Les violences continuent d’augmenter, et la présence militaire française est de plus en plus perçue comme une force d’occupation par les populations locales, suscitant un ressentiment croissant.
La multiplication des opérations militaires dans la région — impliquant non seulement la France, mais aussi d’autres puissances occidentales comme les États-Unis et des missions multilatérales telles que la MINUSMA — a engendré un véritable « embouteillage sécuritaire ». Cette prolifération d’acteurs militaires n’a pas réussi à inverser la tendance à la dégradation de la sécurité. Au contraire, elle a souvent aggravé la situation en fragmentant davantage le tissu social et en alimentant le cycle de la violence.
De plus, l’approche strictement sécuritaire ignore les racines profondes de la crise sahélienne, qui sont d’ordre socio-économique, politique et environnemental. Les pays du Sahel sont parmi les plus pauvres du monde, avec des indices de développement humain très bas, une pauvreté endémique et des inégalités criantes. Ces conditions de vie difficiles alimentent le désespoir, en particulier chez les jeunes, et rendent les populations vulnérables au recrutement par les groupes armés.
Les Racines Complexes de la Crise Sahélienne
Pour comprendre l’ampleur de la crise sahélienne, il est essentiel d’analyser les nombreux facteurs qui la sous-tendent. Le Sahel est une région semi-aride où le climat difficile et la rareté des ressources naturelles exacerbent les tensions entre communautés. L’agriculture, qui est le principal moyen de subsistance pour la majorité de la population, est particulièrement vulnérable aux aléas climatiques, tels que les sécheresses et les inondations. Ces phénomènes climatiques extrêmes, combinés à la dégradation des sols et à la désertification, rendent l’agriculture de moins en moins viable, ce qui pousse les communautés à entrer en conflit pour l’accès à la terre et à l’eau.
Les pays du Sahel sont également caractérisés par une forte croissance démographique. Avec un taux de fécondité parmi les plus élevés au monde, la population de la région a été multipliée par neuf en soixante-dix ans, passant de 10 millions en 1950 à 90 millions en 2020. Cette explosion démographique crée une pression énorme sur les ressources disponibles et sur les services publics, qui sont déjà insuffisants. L’urbanisation rapide exacerbe ces tensions, car les villes, qui attirent de plus en plus de monde, ne sont pas en mesure de fournir les infrastructures et les emplois nécessaires pour accueillir cette population croissante.
En plus de ces défis économiques et démographiques, les pays sahéliens sont confrontés à des institutions étatiques faibles et souvent illégitimes. Les États du Sahel, héritiers des structures coloniales, peinent à imposer leur autorité sur l’ensemble de leur territoire, laissant de vastes zones aux mains de groupes armés ou de milices d’autodéfense. Cette incapacité des États à gouverner efficacement renforce le sentiment de marginalisation et d’injustice parmi les populations locales, qui se tournent alors vers des alternatives violentes pour faire valoir leurs droits et protéger leurs intérêts.
La Dimension Géopolitique et l’Influence Étrangère
Sur le plan géopolitique, le Sahel est devenu un champ de bataille pour diverses puissances étrangères, chacune poursuivant ses propres intérêts stratégiques. La France, en particulier, voit dans le Sahel une zone d’influence historique qu’elle entend préserver à tout prix. Cela se traduit par une présence militaire continue et une implication économique via des multinationales françaises, notamment dans les secteurs miniers et énergétiques.
Cependant, la France n’est pas la seule puissance étrangère active dans la région. La montée en puissance de nouveaux acteurs, comme la Chine et la Russie, ainsi que le retour des États-Unis avec l’AFRICOM, ont complexifié le paysage géopolitique du Sahel. Ces nouvelles dynamiques internationales ajoutent une couche supplémentaire de complexité à la crise, les différentes puissances se livrant une lutte d’influence qui vient s’ajouter aux conflits locaux.
La compétition géopolitique a également eu pour effet de militariser encore davantage la région, chaque puissance cherchant à protéger ses intérêts économiques et stratégiques par la force, plutôt que par la diplomatie ou le développement. Cette militarisation accrue n’a fait qu’alimenter le cycle de violence et renforcer les groupes armés, qui se nourrissent de l’instabilité et du chaos.
Les Conséquences de la Guerre en Libye
L’intervention en Libye en 2011 a été un véritable catalyseur pour la crise actuelle au Sahel. La chute du régime de Kadhafi a laissé un vide sécuritaire qui a été rapidement exploité par divers groupes armés, y compris des djihadistes. La Libye, autrefois un partenaire économique et politique clé pour les pays sahéliens, est devenue une source d’insécurité pour toute la région.
Le retour des mercenaires, la prolifération des armes et l’effondrement de l’État libyen ont eu des effets dévastateurs sur la sécurité au Sahel. Les groupes armés qui opèrent dans la région, qu’il s’agisse de djihadistes, de rebelles ou de criminels, ont pu se réapprovisionner en armes et en munitions, et recruter de nouveaux combattants, exacerbant ainsi l’insécurité.
Cette situation a également entraîné un afflux de réfugiés dans les pays sahéliens, déjà débordés par leurs propres problèmes internes. Ces réfugiés, souvent marginalisés et sans moyens de subsistance, sont devenus des cibles faciles pour le recrutement par les groupes armés, alimentant ainsi la violence et l’instabilité.
La Montée en Puissance des Groupes Armés Non-Étatiques
Les groupes armés non-étatiques, qu’ils soient djihadistes, rebelles ou milices d’autodéfense, jouent un rôle central dans la crise sahélienne. Depuis l’intervention militaire française au Mali en 2013, la configuration des forces djihadistes dans la région a évolué de manière significative. Les groupes autrefois dominés par des combattants étrangers ont été rejoints par des locaux, et certains chefs de guerre sont devenus des figures influentes au niveau régional.
Le Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimin (JNIM), un regroupement de plusieurs factions djihadistes sous l’égide d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), est l’un des acteurs principaux de la violence au Sahel. Ce groupe, dirigé par Iyad Ag Ghali, un vétéran des rébellions touarègues, contrôle de vastes territoires au Mali et étend ses opérations au Burkina Faso et au Niger. Il se nourrit du ressentiment des populations locales contre les gouvernements centraux et des inégalités économiques persistantes.
L’État islamique au Grand Sahara (EIGS), affilié à l’État islamique, est un autre acteur clé. Son leader, Adnane Abou Walid al-Sahraoui, ancien chef militaire d’AQMI, a transformé le groupe en une force redoutable, capable de mener des attaques meurtrières contre les forces de sécurité et les civils. Le JNIM et l’EIGS sont en compétition pour le contrôle des territoires, mais ils collaborent parfois pour faire face à leurs ennemis communs.
Les Limites de la Réponse Militaire et l’Importance des Solutions Politiques
La persistance de la violence et l’aggravation de la crise humanitaire au Sahel montrent clairement les limites de l’approche militaire adoptée par la France et ses alliés. Les opérations militaires, bien qu’elles aient permis de contenir temporairement certaines menaces, n’ont pas réussi à éradiquer les groupes armés ni à stabiliser la région. Au contraire, elles ont souvent renforcé ces groupes en leur fournissant des narratifs anti-impérialistes et en aggravant les ressentiments locaux.
Il est désormais évident qu’une solution durable à la crise sahélienne doit passer par des approches politiques et économiques. Les États sahéliens, avec l’aide de la communauté internationale, doivent s’engager dans un dialogue inclusif avec toutes les parties prenantes, y compris les groupes armés, pour parvenir à une paix négociée. Cela implique de s’attaquer aux causes profondes de la violence, telles que la pauvreté, l’injustice sociale, et l’absence de perspectives pour les jeunes.
Les stratégies de développement doivent être repensées pour répondre aux besoins des populations locales, en mettant l’accent sur la redistribution équitable des ressources, l’amélioration des services publics, et la création d’emplois. Il est également crucial de renforcer les institutions étatiques, afin qu’elles puissent jouer leur rôle de garant de la sécurité et du développement, plutôt que de simples relais des intérêts étrangers.
Conclusion : Vers un Nouveau Paradigme pour le Sahel
La crise sahélienne est un défi complexe qui ne peut être résolu par des moyens militaires seuls. Elle nécessite une approche globale, intégrant des solutions politiques, économiques et sociales, pour s’attaquer aux racines profondes de l’instabilité. La France et ses alliés doivent revoir leur stratégie au Sahel, en privilégiant le dialogue et la coopération avec les acteurs locaux, plutôt que l’imposition de solutions militaires qui ont déjà prouvé leur inefficacité.
Le Sahel ne pourra sortir de l’impasse actuelle que si ses États parviennent à renforcer leurs institutions, à restaurer la confiance de leurs populations, et à créer des conditions propices à un développement inclusif et durable. C’est un défi de taille, mais c’est également une opportunité pour repenser les relations entre l’Afrique et l’Occident, sur des bases de respect mutuel et de solidarité.

Pourquoi ne posez-vous pas la question de savoir qui finance les groupes djihadistes ? La solution aux problèmes du Sahel ne peut provenir que de réponse à cette question.
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