
Une nuit de garde, un médecin reçoit un journaliste tabassé par la police.
Entre douleur physique et fatigue morale, la salle de garde devient le miroir d’un pays blessé.
Une nouvelle sur la frontière incertaine entre soigner et comprendre.
C’était un week-end de garde.
Le genre de week-end où le silence du couloir semble vouloir se prolonger, où le moindre cliquetis de brancard résonne comme une annonce de tempête. La garde du samedi commençait à dix heures, pour quarante-huit heures pleines. Autant dire qu’on dormait peu et qu’on espérait beaucoup.
Ce samedi-là, pourtant, je pressentais une accalmie. Une intuition née de trois ans de service au centre de traumatologie et d’orthopédie. Trois ans à apprendre que la difficulté d’une garde ne tient pas au nombre de patients, mais à la qualité des ressources humaines et matérielles disponibles. Il suffit qu’un chirurgien soit injoignable, qu’un générateur tombe en panne ou qu’un anesthésiste-réanimateur manque à l’appel pour que la garde devienne un cauchemar.
Nous avions la chance, dans cet hôpital, de ne presque jamais manquer de matériel — privilège rare dans le secteur public. Cette relative aisance tenait à un fait simple : l’hôpital appartenait à la Caisse de sécurité sociale, qui l’avait construit à l’origine pour les accidentés du travail. Une institution prudente, méthodique, qui tenait ses comptes comme on veille sur un équilibre vital. Les pionniers, ceux qui avaient participé à l’ouverture du centre six ans plus tôt, disaient pourtant que nous vivions la période des vaches maigres. Ils avaient connu l’euphorie des premières années du centre, lorsque tout semblait encore neuf, organisé, presque exemplaire.
Ailleurs, dans les hôpitaux publics, la précarité s’était installée depuis longtemps. Depuis les ajustements structurels des années 1980, la santé publique portait la marque de ces réformes comptables : réduction du personnel, gel des recrutements, fermeture de services, autofinancement des structures. L’Initiative de Bamako, censée renforcer les soins de santé primaires, avait dans les faits transformé les patients en contributeurs, payant pour accéder à des soins que l’État ne finançait plus.
Dans ce paysage heurté, notre hôpital faisait figure d’exception : un îlot d’ordre et de propreté, à la façade fraîchement repeinte, aux couloirs balayés chaque matin. Même sous restriction, il présentait meilleure allure que les hôpitaux publics du pays. Ce contraste, à lui seul, disait quelque chose du paradoxe sénégalais : un système de santé épuisé, mais où subsistaient encore des poches de dévouement et d’excellence, comme des braises sous la cendre.
Mon binôme et moi savions gérer les urgences de l’appareil locomoteur, jusqu’aux fractures cervicales ou du col du fémur. Mais quand il s’agissait d’un traumatisme viscéral, les choses se compliquaient : notre hôpital n’avait pas de chirurgien spécialiste à plein temps. Il fallait alors appeler, négocier, improviser. Et dans ce métier, l’improvisation est un art dangereux.
Je m’installai dans la salle de garde avec un vieux compagnon de route : La République de Platon. Je m’étais promis d’en lire quelques dialogues au cœur de la nuit, entre deux appels. Sur la table, à côté, mon manuel de traumatologie et celui d’urgences chirurgicales et médicales. Ces livres-là étaient la part réaliste de mes veilles, là où Platon offrait une échappée idéale.
Le « staff » du lundi matin m’attendait, immuable. Du lundi au vendredi, chaque matin, à huit heures, le patron ouvrait la séance. Jamais une minute de retard en trois ans. Raconter la garde, c’était un art aussi : il fallait choisir les cas pertinents, les formuler avec précision, savoir où placer la gravité, où reconnaître l’échec, où souligner la réussite.
Ce week-end-là, la ville vibrait d’un événement : un concert géant au stade DD. Toutes les grandes voix du pays et d’autres venues de France s’y étaient données rendez-vous. Je n’y pensais guère jusqu’à ce qu’un brancardier, les yeux écarquillés, entre aux urgences :
— Un journaliste tabassé au stade !
Il haletait encore, comme s’il venait de traverser la ville à pied. C’était un homme solide, un peu bourru, qui connaissait chaque recoin de l’hôpital. Quand il n’était pas occupé à transporter les blessés, il passait son temps à écouter la radio. Il avait toujours un petit transistor calé sur la bande FM, coincé dans la poche de sa blouse élimée. C’était l’époque de gloire des ondes : la bande FM venait de libérer les voix, et les premières radios privées grésillaient dans tout le pays, mêlant musique populaire, débats politiques et chroniques sociales. Les animateurs, exaltés par cette liberté nouvelle, parlaient avec une ferveur contagieuse — parfois plus vite que ne le permettait la respiration.
Entre deux transferts de patients, le brancardier captait les nouvelles du monde. C’était par lui, souvent, que nous apprenions avant tout le monde les émeutes, les remaniements ministériels, les accidents, les arrestations, ou les matches de football interrompus par des heurts. Ce soir-là, c’est encore lui qui apporta la première rumeur : un journaliste passé à tabac par la police, au stade DD.
Une heure plus tard, l’homme arriva effectivement, allongé sur un brancard que poussait le même brancardier, fier d’avoir eu raison avant l’heure.
Pas de plaie, pas de fracture. Seulement des douleurs diffuses, une crispation du visage. Le groupe de presse auquel il appartenait avait dépêché patrons et collègues, nerveux et loquaces. Je fis les radios, prescrivis les antalgiques, notai quelques observations. Il n’y avait pas de gravité, mais la pression était telle que je décidai de le garder en observation. Par précaution — et, il faut le dire, par stratégie.
Le dimanche, il demanda à sortir. L’hôpital, les visites, les commentaires le fatiguaient plus que la douleur. « Je veux juste rentrer chez moi », dit-il, la voix blanche. Je signai le bon de sortie en fin d’après-midi.
Ce que j’ignorais, c’est que dehors, le pays s’enflammait. La radio de son groupe diffusait en boucle les témoignages, les dénonciations. Les chroniqueurs parlaient de « brutalité policière », de « climat d’impunité ». L’hôpital, par la force d’un fait divers, devenait un théâtre politique.
Le lundi matin, au staff, je n’en parlai pas. Les fractures ouvertes, les défaillances d’organes, les polytraumatisés prenaient toute la place. Lui n’avait rien de tout cela. Et puis, je n’écoutais pas trop la radio. J’étais loin d’imaginer que ce patient, sorti la veille, était devenu un symbole national.
Le mardi, le médecin-chef m’envoya le remplacer à la consultation des accidentés du travail. Une tâche ingrate, presque bureaucratique, mais essentielle. Il fallait décider : prolongation, arrêt, consolidation. Là, la médecine côtoyait la psychologie, le social, parfois le mensonge. Certains voulaient reprendre alors qu’ils n’étaient pas guéris, d’autres feignaient une douleur pour éviter le retour à l’usine. J’étais solidaire des travailleurs, mais je ne pouvais pas trahir la rigueur médicale. La Caisse de sécurité sociale surveillait nos décisions, et le moindre excès de bienveillance pouvait se retourner contre nous.
La journée s’étirait, monotone, jusqu’à ce que je voie entrer un visage devenu familier. Le journaliste.
Enveloppé d’une large écharpe et d’une couverture, il avait l’air d’un pèlerin revenu de loin. À ses côtés, un chef de service que j’estimais profondément : le Dr ND.
C’était un homme d’une intelligence clinique rare, à la fois précise et intuitive, capable de poser un diagnostic avant même que le malade n’ouvre la bouche. Il avait cette élégance tranquille des praticiens formés dans les grands hôpitaux, mais restés proches du terrain. Entre nous, il existait une forme d’amitié respectueuse, faite de débats francs et d’estime mutuelle. Nous n’étions pas toujours d’accord, loin de là ; il lui arrivait de défendre une orthodoxie médicale que je trouvais trop prudente, et moi, sans doute, d’afficher une insolence que son expérience jugeait prématurée. Mais jamais ces désaccords n’avaient entamé la confiance qui nous liait.
Ce soir-là, il entra d’un pas décidé, le visage fermé, les gestes mesurés.
— Il faut l’hospitaliser, dit-il sans préambule.
Je le regardai, incrédule. Il évita mon regard une fraction de seconde, comme pour signifier que la décision n’était pas discutable. Puis, d’une voix neutre, mais ferme, il ajouta :
— Vous connaissez le syndrome de l’homme battu ?
Il avait lancé cette phrase comme une évidence médicale, une sorte de parapluie scientifique jeté sur une situation embarrassante. Je compris aussitôt que ce n’était pas seulement une question de soins, mais aussi de circonstances. Il ne s’agissait plus du patient, mais de tout ce qu’il représentait : un journaliste agressé, un symbole, une affaire qui commençait déjà à prendre de l’ampleur au-dehors.
Connaissant le Dr ND, je savais qu’il ne parlait jamais sans raison. Derrière son ton clinique, il y avait une intuition politique. Il avait senti, avant moi, que cette hospitalisation allait dépasser le strict cadre médical. Et s’il tenait tant à la formaliser, c’est peut-être qu’il voulait protéger à la fois le patient, l’hôpital et, d’une certaine manière, moi-même.
Une fois le Dr ND reparti, le silence revint dense et presque pesant. Le journaliste et moi nous retrouvâmes face à face, dans la petite salle d’admission où la lumière blafarde des néons donnait à tout un air d’irréalité.
Il me regardait avec une lassitude que je connaissais bien — celle des corps fatigués de se justifier.
— Docteur, murmura-t-il, je n’en peux plus.
Sa voix était calme, presque éteinte. Il ajouta après un silence :
— Je suis acculé. Tout ce que je veux, c’est qu’on me laisse tranquille.
Il avait ce ton des hommes pris dans des histoires qui les dépassent, comme si la violence du dehors s’était insinuée jusque dans sa respiration. Il ne parlait pas tant de douleur physique que d’usure morale. Ses mots tombaient comme des cailloux dans l’eau, sans éclaboussure.
Je commençai à remplir la fiche d’hospitalisation. Les gestes, désormais, étaient automatiques. À un moment, je lui demandai d’ôter sa couverture pour l’examiner.
Sous le tissu épais, son torse luisait d’une fine pellicule huileuse. Il était enduit d’une mixture végétale, parfumée et visqueuse, mêlée de feuilles vertes collées à même la peau. Une odeur douce, presque sucrée, s’en dégageait — quelque chose entre la terre mouillée et l’écorce chauffée au soleil.
Je compris que depuis dimanche d’autres mains s’étaient occupées de lui. Des mains qui ne cherchaient pas à diagnostiquer, mais à apaiser.
Des mains de mères, de guérisseurs, de voisins peut-être. Une médecine parallèle, discrète et obstinée, qui ne demandait pas de preuve pour croire à l’efficacité d’un soin.
Je n’en fis pas mention dans le dossier d’observation.
L’hôpital, avec ses protocoles, aurait traité cela comme une curiosité ou une incongruité. Moi, j’y voyais un autre langage du corps — une manière de dire ce que nos mots médicaux taisent : la peur, l’humiliation, la honte d’avoir été battu.
Il n’avait pas besoin d’un diagnostic, mais d’un abri.
Et je compris, ce soir-là, que la maladie, au-delà du biologique, est aussi une construction sociale : une mise en récit du corps blessé par la société.
Pendant que je signais la fiche d’hospitalisation, il replia soigneusement sa couverture sur ses genoux, comme pour refermer une page qu’on avait trop lue. Dehors, j’entendais le pas lent du Dr ND dans le couloir. Le service reprenait son souffle.
Épilogue
Les jours suivants, l’affaire prit des dimensions que je n’avais pas anticipées.
Dans les couloirs de l’hôpital, les rumeurs circulaient plus vite que les patients. Le journaliste était devenu un nom, une cause, un sujet d’indignation. Les journaux de son groupe en faisaient leur une, les radios s’enflammaient, les chroniqueurs parlaient d’État policier, de violence institutionnelle. Et moi, je continuais mes gardes, suturant les plaies, faisant des parages, réduisant des luxations, réparant des os, réévaluant des douleurs, tout en entendant, dans un coin de ma conscience, la résonance de son histoire.
Il n’était plus un patient : il était devenu une métaphore.
Je repensais à cette mixture végétale sur son torse, à ce geste simple et silencieux de ceux qui l’avaient soigné après sa première hospitalisation. C’était, au fond, une manière de dire : nous ne pouvons pas réparer le monde, mais nous pouvons encore panser la chair. Cette tendresse populaire, empirique et discrète, valait parfois plus que nos protocoles, nos abréviations savantes, nos réunions de staff.
Quelques jours plus tard, je croisai le Dr ND à la cafétéria. Il lisait un journal plié sur l’affaire. Sans lever les yeux, il dit simplement :
— On soigne les corps, mais c’est la société qui rend malade.
Cette phrase, sortie de sa bouche, m’accompagna longtemps.
Je compris alors que notre métier n’était pas seulement de rétablir des fonctions vitales, mais d’intervenir dans un monde fracturé, où le soin devient un acte de résistance silencieuse. Dans ce pays, la douleur du citoyen n’est jamais tout à fait individuelle : elle porte les stigmates d’une société qui, parfois, bat les siens avant de les plaindre.
Ce soir-là, en quittant le service, je croisai le brancardier adossé à un mur, son transistor à la main. Les ondes FM diffusaient encore des débats enfiévrés sur « l’affaire du stade ». Le vacarme des mots me parut lointain, presque étranger. J’eus alors cette pensée : dans ce pays, guérir, c’est d’abord apprendre à tenir debout dans le tumulte.
