Soigner le monde : pourquoi Frantz Fanon nous parle encore de santé, de liberté et de pouvoir

Cet article est issu de ma communication présentée au colloque international « L’espérance africaine de Fanon » marquant le centenaire de Frantz Fanon (Dakar, 17–20 décembre 2025). Il en reprend les principaux arguments.

On a trop souvent enfermé Frantz Fanon dans une caricature : celle du penseur de la violence révolutionnaire, convoqué à chaque crise politique comme une figure radicale, presque dangereuse. Cette lecture partielle occulte pourtant l’essentiel. Fanon fut d’abord psychiatre. Et c’est à partir de la clinique, du soin et de l’écoute des corps blessés qu’il a construit sa critique du colonialisme.

Relire Fanon aujourd’hui, ce n’est donc pas un exercice de mémoire. C’est une nécessité politique et sanitaire dans un monde où les inégalités de santé explosent, où les corps africains restent surexposés à la maladie, et où la « santé mondiale » prétend soigner sans jamais vraiment libérer.

Quand le colonialisme rend malade

Dès ses premiers textes, Fanon fait un constat implacable : la maladie mentale du colonisé n’est pas une déficience individuelle. Elle est le produit d’un monde violent, structuré par le racisme, l’humiliation et la négation de la dignité.

Dans Le syndrome nord-africain (1952), il montre comment la médecine coloniale refuse de croire la douleur du patient colonisé. Ses plaintes sont soupçonnées, ses symptômes minimisés, son corps réduit à un objet de contrôle. La clinique devient un lieu de domination.

Les travaux de l’historienne Delphine Peiretti-Courtis confirment et prolongent cette intuition. Elle montre comment la médecine occidentale a fabriqué, sur le long terme, un regard hiérarchisant sur les corps noirs : anatomie comparée, pathologie tropicale, psychiatrie coloniale… autant de savoirs qui ont transformé des rapports sociaux de domination en prétendues différences biologiques.

Autrement dit, la médecine coloniale n’a pas seulement mal soigné. Elle a produit l’inégalité en la naturalisant.

Blida-Joinville : soigner, c’est déjà résister

Lorsque Fanon arrive à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, en Algérie, il comprend immédiatement que l’institution reproduit l’ordre colonial : autorité brutale, silence imposé, hiérarchie raciale entre soignants et soignés.

Il décide de rompre avec cette logique. Il ouvre les portes. Il instaure la parole collective. Il introduit la sociothérapie, les activités culturelles, le dialogue.

Ce geste est profondément politique. Fanon refuse une psychiatrie qui viserait à « adapter » le malade à un monde injuste. Pour lui, désaliéner, ce n’est pas normaliser. C’est libérer.

Les Écrits sur l’aliénation et la liberté : Fanon clinicien de la dignité

La publication des Écrits sur l’aliénation et la liberté (2015, 2018) a profondément renouvelé notre compréhension de Fanon. On y découvre un clinicien rigoureux, attentif aux dimensions sociales, culturelles et institutionnelles de la souffrance psychique.

Fanon y affirme une idée radicale : la maladie mentale du colonisé est une réponse humaine à une situation inhumaine.

Contre la psychiatrie coloniale de l’école d’Alger, qui pathologisait les comportements indigènes en les attribuant à une supposée immaturité raciale, Fanon renverse la perspective. Le symptôme n’est pas un défaut individuel ; il est le signe d’un conflit entre un sujet et un monde qui le nie.

C’est ici que la liberté devient centrale. Chez Fanon, elle n’est pas un idéal abstrait. Elle est une condition thérapeutique. Sans possibilité d’agir sur le monde, sans reconnaissance de la dignité et de la parole, il n’y a pas de guérison durable. Soigner, c’est rendre possible l’émancipation.

De la médecine coloniale à la «Global Health»

Pourquoi Fanon nous parle-t-il encore aujourd’hui ? Parce que la médecine coloniale n’a pas disparu : elle s’est reconfigurée.

La « Global Health » se présente comme universelle, neutre et technique. Pourtant, ses mécanismes reproduisent souvent des logiques anciennes : priorités sanitaires définies depuis le Nord, indicateurs standardisés, marginalisation des savoirs locaux, dépendance financière.

Des dispositifs comme Gavi, le Fonds mondial, ou les grandes fondations philanthropiques issues des fortunes de milliardaires — au premier rang desquelles la Fondation Bill Gates — ont certes permis de sauver des vies. Mais ils ont aussi transformé la santé en un champ de gestion technocratique, dominé par des agendas extérieurs et peu soumis au débat démocratique.

Comme l’a montré Didier Fassin, la « raison humanitaire » soigne sans émanciper. Elle administre la souffrance sans interroger les structures économiques, politiques et géopolitiques qui la produisent. La maladie devient un problème à gérer, non une injustice à combattre.

C’est exactement ce que Fanon refusait.

Soigner le monde, vraiment

Fanon nous oblige à poser une question simple et dérangeante : regarde, qui diagnostique, qui décide — et au nom de qui ?

Il nous rappelle qu’il n’y a pas de santé sans justice.

Pas de guérison sans liberté.

Pas de soin véritable sans transformation des rapports de pouvoir.

Soigner le monde, aujourd’hui, ce n’est pas multiplier les programmes ou les indicateurs.

C’est désaliéner le regard médical, redonner aux peuples la maîtrise de leur santé, et faire du soin un acte de dignité et de souveraineté.

Fanon n’est pas un penseur du passé.

Il reste le clinicien d’un monde qui n’a pas encore guéri.