
Ce n’est pas l’économie qui chancelle, c’est le modèle. Après la rente et la façade vient le temps du réel : celui d’un pays qui veut produire, transformer, décider. Le temps du courage productif.
La dégradation de la note souveraine du Sénégal par Moody’s a relancé le débat sur la soutenabilité de la dette et la relation avec le FMI. Les économistes ont disséqué les mécanismes de cette sanction : dettes cachées, suspension du programme du FMI, nervosité des marchés. Mais en nous focalisant sur ces indicateurs, ne passons-nous pas à côté de l’essentiel ? Car ce qui vacille aujourd’hui, au-delà des indicateurs financiers, c’est l’architecture entière d’un modèle économique hérité de cinq siècles de dépendance. L’heure n’est plus à la gestion prudente de l’existant : elle est à la révolution dans les affaires économiques.
Un héritage historique : de l’économie de traite à l’économie extravertie
Pour mesurer l’ampleur du défi économique du Sénégal, il faut le replacer dans une trajectoire longue, façonnée par la dépendance. Dès le XVIᵉ siècle, le pays fut l’un des nœuds de la traite atlantique : non pas des marchandises, mais des vies humaines furent exportées depuis Gorée, Saint-Louis et Rufisque. Cette économie de traite, fondée sur l’extraction et la soumission, désorganisa durablement les sociétés.
La colonisation française transforma ensuite cette logique en système : monoculture arachidière, exportation de produits bruts, infrastructures tournées vers la métropole. Comme l’a montré Immanuel Wallerstein dans son analyse du système-monde, le Sénégal fut intégré à une périphérie chargée d’alimenter le centre capitaliste sans développer sa propre accumulation.
L’indépendance de 1960 n’a pas rompu cette logique. Malgré la planification socialiste, l’économie resta extravertie : l’arachide domina jusqu’aux années 1980, puis les programmes d’ajustement structurel imposèrent privatisations et austérité. Sous couvert d’efficacité, l’État fut dépouillé de sa fonction productive, et la dette devint un instrument de tutelle. Après l’arachide vinrent le phosphate, puis l’or, demain peut-être le pétrole et le gaz : la dépendance, elle, demeura.
C’est sur cet héritage de désarticulation et de dépendance que s’est construite la croissance contemporaine, apparente dans les chiffres, mais encore fragile dans ses fondations.
La semi-périphérie fragile : croissance sans souveraineté
Entre 1995 et 2023, l’économie sénégalaise a connu une croissance réelle moyenne d’environ 3,5 % par an. Cette progression, soutenue, mais inégale, s’est déployée en cycles contrastés : relance après la dévaluation du franc CFA en 1994, ralentissement au milieu des années 2000, puis accélération dans les années 2010 portée par le Plan Sénégal émergent et les investissements publics dans les infrastructures, l’énergie et les télécommunications.
Cette croissance a permis de tripler la richesse produite sans transformer la structure de l’économie. Dominée par des secteurs à forte intensité de capital, elle a peu créé d’emplois, tandis que le secteur informel, qui mobilise près de 90 % de la main-d’œuvre, ne contribue qu’à 40 % du PIB. La pauvreté reste élevée et les disparités régionales marquées, tandis que les importations alimentaires absorbent près du tiers de la balance commerciale, illustrant une dépendance persistante.
Le Plan Sénégal émergent, lancé en 2014, a donné au pays une visibilité nouvelle et des taux de croissance élevés, mais sans modifier le cœur du modèle productif. La dépendance aux financements extérieurs s’est même renforcée et les bénéfices sociaux sont restés limités. Derrière son vernis modernisateur, le PSE a surtout légué un paradoxe : des chiffres flatteurs pour les bailleurs, mais une dette cachée pour la nation. Ce déséquilibre entre discipline comptable et fragilité sociale résume l’échec d’un modèle plus soucieux de rassurer les marchés que de servir le peuple.
Cette dette dissimulée n’était pas un accident, mais le symptôme d’une dépendance plus profonde. Tant que la politique économique demeure arrimée à une monnaie contrôlée de l’extérieur et à des critères imposés par les bailleurs, la souveraineté restera inachevée.
Le levier incontournable : reprendre le contrôle de la monnaie et du commerce
À la dépendance structurelle s’ajoute une dépendance monétaire. Le franc CFA, conçu pour garantir la stabilité extérieure, reste une monnaie sous tutelle qui bride le développement interne. Tant que la politique monétaire demeurera arrimée aux critères De la Banque centrale européenne, le Sénégal ne disposera que d’une souveraineté partielle : libre en droit, mais contraint dans sa politique économique.
Or, la monnaie n’est pas qu’un instrument de stabilité ; elle traduit un choix de société. Défendre le pouvoir d’achat et le travail plutôt que la seule stabilité des prix, c’est redonner à la politique monétaire une finalité humaine et productive. Sans rompre brutalement avec les cadres existants, il s’agit de les infléchir au service des priorités nationales : financer la production locale, soutenir l’emploi et garantir une justice économique qui dépasse l’équilibre comptable.
Repenser la monnaie, c’est repenser la place du Sénégal dans le monde : non pour s’en retirer, mais pour y entrer autrement, avec ses propres instruments et partenaires. Une intégration africaine cohérente, un marché commun de la production et du savoir, et une diversification des alliances vers les BRICS+ permettraient de bâtir des interdépendances choisies plutôt que subies.
Cette exigence prend un relief particulier avec la filière du phosphate, symbole des paradoxes sénégalais. Malgré d’importantes réserves, l’expérience des Industries chimiques du Sénégal (ICS) a montré les limites d’un modèle dominé par l’exportation et la privatisation. Présentée comme un fleuron industriel, l’entreprise s’est progressivement vidée de sa vocation nationale, perdant sa capacité à structurer une véritable filière des engrais.
Ce cas rappelle que la dépendance ne tient pas à la ressource elle-même, mais à la manière de la valoriser. Transformer localement le phosphate pour produire les engrais de l’agriculture régionale, c’est affirmer une souveraineté productive. Continuer à exporter du minerai et importer des produits dérivés, c’est prolonger la dépendance. L’enjeu est clair : maîtriser la valeur ou la subir.
Révolution dans les affaires économiques
La crise actuelle, loin d’être une fatalité, peut devenir une chance : celle de rompre avec l’économie de traite et d’inventer une économie du service collectif. En dévoilant les mensonges budgétaires hérités du passé, le gouvernement a ouvert une brèche. Cette transparence, qui inquiète les marchés, mais éclaire le peuple, doit se prolonger en une véritable révolution économique.
Révolution ne signifie pas isolement, mais réorientation. Elle commence au plus près du réel : dans la protection des productions vitales, dans le soutien aux coopératives de femmes transformatrices, dans la reconstruction de circuits productifs enracinés dans nos territoires. Ces leviers, modestes en apparence, sont les premiers bastions d’une autonomie retrouvée.
C’est à cette échelle, en reconstituant maillon par maillon une économie utile et solidaire, que se joue la bataille de la souveraineté. L’ambition n’est pas dans la démesure des projets, mais dans la profondeur de la transformation : une production nationale qui préserve l’autonomie et un commerce qui sert enfin le développement humain. Car l’économie n’est pas une science neutre : elle est un rapport de force. Et le moment est venu, pour le Sénégal, de passer de la comptabilité imposée à la comptabilité du courage productif.
