Abdou Diouf, 90 ans : le calme et le carcan

Abdou Diouf et Marcel Bassène lors d’une réception au Palais présidentiel. Fonds d’archives Marcel Bassène (date non précisée)

À l’occasion du 90ᵉ anniversaire du Président Abdou Diouf, qui sera célébré le 7 septembre, il est utile de revenir sur la trajectoire de celui qui a présidé aux destinées du Sénégal de 1981 à 2000. Homme de rigueur, de courtoisie et d’élégance, il reste une figure majeure de notre vie politique. Mais sa gouvernance, fortement inspirée du jacobinisme français, a révélé ses limites, notamment dans la gestion de la crise en Casamance.

Cet article est adapté d’un extrait du manuscrit « Marcel Bassène, pionnier de la recherche de la paix en Casamance », rédigé à partir d’entretiens réalisés avec lui quelques mois avant sa mort le 22 août 2006. À travers ses souvenirs, c’est un portrait nuancé d’Abdou Diouf qui se dessine : un président respectueux et lucide, mais parfois prisonnier de son propre appareil d’État.

L’élégance du président et les limites du jacobinisme

Abdou Diouf incarne toujours l’image d’un homme d’État marqué par la sobriété et le calme. Sa haute silhouette, sa voix posée et son art de peser chaque mot renforçaient son autorité sans jamais sombrer dans l’emportement. Marcel Bassène insistait sur ce trait distinctif : « Il savait écouter avant de répondre. » Cette courtoisie s’étendait à tous ses interlocuteurs, qu’ils soient ministres, opposants ou notables. Là résidait une part de sa force : l’écoute, la patience et le respect des formes.

Mais cette élégance politique s’accompagnait d’un héritage intellectuel et institutionnel marqué par le jacobinisme. Formé dans les cercles administratifs de la colonisation, Diouf voyait dans l’État centralisé le garant de l’unité nationale. Ce choix assurait la stabilité du Sénégal, mais il en révélait aussi les limites. En Casamance, les décisions uniformes venues de Dakar nourrissaient un sentiment de marginalisation. Comme le rappelait Marcel, « la Casamance n’a jamais rejeté l’unité nationale, mais elle voulait être reconnue dans ses spécificités ».

Quand Diouf confia la médiation de la crise casamançaise à un député de l’opposition

C’est pourtant ce même Abdou Diouf qui, en juillet 1991, prit une décision inattendue. Par décret présidentiel du 26 juillet, il nomma officiellement Marcel Bassène, député de l’opposition (PDS), « chargé de la coordination de la paix en Casamance ». Un geste rare, à contre-courant des logiques partisanes.

Ce décret donnait à Marcel Bassène un mandat exceptionnel : entrer en contact avec toutes les parties prenantes — maquisards, notables, responsables religieux, société civile — pour ramener la paix. Le président Diouf reconnaissait ainsi qu’un médiateur enraciné dans la région, issu de l’opposition, pouvait jouer un rôle que l’appareil d’État ne savait pas assumer seul.

Entre confiance et contraintes

Dans ses échanges avec Abdou Diouf, Marcel Bassène percevait une réelle confiance personnelle. Il se souvenait de discussions franches où le président prenait des notes, posait des questions, cherchait à comprendre. Mais cette ouverture avait ses limites. Dès 1992, Marcel alertait sur le manque de financement qui paralysait sa mission. Ses initiatives se heurtaient tour à tour aux réticences du commandement militaire, aux résistances de certains cercles gouvernementaux — ironie de l’histoire, Me Wade, alors ministre d’État et secrétaire général du PDS, n’était pas le dernier à torpiller les efforts de son camarade — et aux caciques du Parti socialiste.

Cette contradiction marqua leur relation : la reconnaissance de sa légitimité par le président lui-même, mais l’hostilité persistante d’un appareil méfiant à l’égard d’un opposant.

Leçons d’une relation

Les documents d’archives confirment que cette nomination fut plus qu’un symbole : Le Président Diouf avait confié à Marcel Bassène un rôle central, qu’il assuma avec sérieux, en organisant rencontres, missions humanitaires et dialogue avec le MFDC. Mais les divisions internes du mouvement, la méfiance de certains responsables politiques et les blocages militaires limitèrent la portée de son action.

À travers ce témoignage, on voit apparaître un portrait complexe : celui d’un président d’une grande probité, soucieux de l’ordre républicain, mais prisonnier d’un modèle d’exercice du pouvoir qu’il n’a jamais remis fondamentalement en cause. Sa confiance placée en un opposant comme Marcel Bassène témoigne cependant d’une lucidité politique rare : la paix exigeait de dépasser les clivages partisans.

À 90 ans, Abdou Diouf demeure une figure incontournable de l’histoire sénégalaise. Le regard posthume de Marcel Bassène nous en livre un portrait nuancé. Entre ouverture et contraintes, il a su reconnaître que l’unité nationale ne se décrète pas seulement depuis Dakar, mais qu’elle se construit aussi dans la reconnaissance des diversités et dans la confiance accordée à ceux qui, même dans l’opposition, servent l’intérêt du pays.

Justice pour les inconsolés : un devoir d’État

La dernière semaine d’août 2025, le Sénégal a été traversé par une onde de chagrin renouvelé avec le décès de Pape Mamadou Seck, ancien détenu politique, militant du PASTEF, décédé le 27 août 2025, des suites d’une longue maladie. Ce décès constitue l’épilogue tragique d’un parcours marqué par les incarcérations, la détention injuste, une évasion spectaculaire et, enfin, une amnistie. Il rejoint la triste liste de celles et ceux que l’on pourrait désigner, selon la distinction du philosophe Michaël Fœssel, non pas comme des inconsolables, mais bien comme des inconsolés[1] — dont la douleur est là, intacte, et réclame réparation.

L’affaire des « forces spéciales » : une pantalonnade d’État au service de la terreur

L’histoire de Pape Mamadou Seck, qualifié de « patriote injustement stigmatisé », reste indissociable de l’affaire dite des « forces spéciales », qui lui valut la prison et coûta la vie à François Mancabou en 2022. Présentée à l’époque comme un complot destiné à déstabiliser la République, cette affaire n’était en réalité qu’une pantalonnade sortie des officines du pouvoir de Macky Sall. Tout dans sa mise en scène portait la marque d’un montage : des accusations confuses, des procédures bâclées, des détentions arbitraires. L’objectif n’était pas de protéger l’État, mais de nourrir un climat de peur, de justifier la répression et de salir des figures de l’opposition.

Cette histoire fut révélatrice d’une logique de pouvoir où la communication remplaçait la vérité, où l’État de droit était instrumentalisé pour couvrir les abus, et où les institutions servaient de paravent à une politique de la terreur. La mort de François Mancabou en détention, puis la détention prolongée de Pape Mamadou Seck, Amy Dia et leurs compagnons d’infortune illustrent jusqu’à la caricature cette volonté de fabriquer des « ennemis intérieurs » pour mieux maintenir un système vacillant.

Le décès récent de Pape Mamadou Seck, dans un contexte de blessures non pansées, ravive ces mémoires douloureuses. Il rappelle que cette pseudo affaire n’a jamais été autre chose qu’un épisode tragique de manipulation politique, ayant broyé des vies et creusé un fossé durable entre l’État et une partie de son peuple.

Dans ce terreau de deuil et d’aspiration à la justice, une conférence de presse de l’initiative « Justice pour nos martyrs » s’est tenue. Elle a rappelé, avec force, que derrière les statistiques et les bilans officiels se trouvent des vies brisées et des familles qui attendent encore que l’État assume ses responsabilités. Quelques jours plus tard, les rues de Dakar ont résonné d’une manifestation exigeant justice pour les martyrs, preuve que la colère et l’espérance ne faiblissent pas. Ces prises de parole, qu’elles se tiennent dans une salle de presse ou dans l’espace public, montrent combien la soif de justice reste vive et combien il est urgent d’y répondre avec sincérité, sans détour ni calcul.

Selon Amnesty International, la répression de la fin de règne de Macky Sall a laissé au moins 65 morts, plus de 1 000 blessés et environ 2 000 arrestations. Certes, une aide financière a été versée aux victimes et à certaines familles endeuillées, mais cela reste hors cadre judiciaire et insuffisant pour apaiser les cœurs. La justice ne peut être remplacée par des indemnisations.

Le rôle du ministre de la Justice : penser au-delà de la technocratie

Dans ce contexte brûlant, une grande responsabilité repose sur les épaules du ministre de la Justice, Ousmane Diagne. Juriste brillant, magistrat réputé pour sa rigueur, il a longtemps incarné une figure d’indépendance. Mais aujourd’hui, il lui est demandé bien davantage. La justice sénégalaise n’est pas confrontée seulement à un problème de procédure : elle se trouve face à une crise de légitimité.

C’est pourquoi le ministre doit opérer une métamorphose : quitter les habits froids du magistrat pour endosser ceux du politique, au sens noble du terme. Non pas la politique réduite au calcul ou à la manœuvre, mais celle qui, selon Hannah Arendt, se définit comme le soin du monde commun. Penser la justice, ce n’est pas seulement appliquer des textes ; c’est interpréter les attentes profondes d’un peuple meurtri, donner sens et horizon à son désir de réparation.

Agir en technocrate, suspendu aux virgules des procédures et aux équilibres des corporations, reviendrait à prolonger l’injustice. Or, la justice est aussi un langage symbolique : elle parle aux inconsolés, elle reconnaît la dignité des victimes, elle tisse le lien entre passé et avenir. C’est cette hauteur que le ministre doit incarner.

Le décès de Pape Mamadou Seck, les zones d’ombre autour de celui de François Mancabou et les suppliques des collectifs de victimes rappellent l’ampleur de la demande de justice. Sans justice, l’État vacille et la République se délite.


[1] Le Temps de la consolation, Éditions du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015