
Le discours qu’Ousmane Sonko a prononcé à Milan le 13 septembre 2025 marque un moment charnière de la diplomatie démocratique et populaire du gouvernement sénégalais. Loin d’être une simple rencontre avec la diaspora, il s’agit d’un acte politique qui projette, hors des frontières, la volonté de refonder l’État et de réinscrire le Sénégal dans une logique de souveraineté. La scène milanaise devient alors un miroir grossissant des ambitions et des tensions de l’heure : d’un côté, la nécessité de tourner la page de siècles de dépendance économique ; de l’autre, l’urgence de transformer la diaspora en partenaire stratégique d’un projet national en reconstruction.
La diaspora, de bailleur informel à acteur souverain
Depuis des décennies, les transferts des Sénégalais de l’extérieur constituent la véritable planche de salut de l’économie nationale. Selon le rapport 2023 de la BCEAO, les transferts des Sénégalais de l’extérieur se sont élevés à 1 818 milliards FCFA, en progression par rapport à 2022. L’essentiel provient de l’Europe (75,2 %), loin devant les États-Unis (7 %), la CEMAC (7 %) et l’UEMOA (2,5 %). Or, cette relative faiblesse des fonds venus d’Amérique interroge, compte tenu du poids démographique et économique de la communauté sénégalaise installée outre-Atlantique. De plus, près de 78 % de ces envois restent orientés vers la consommation courante, ce qui souligne l’enjeu : comment transformer cette manne en levier d’investissement productif et souverain ? En proposant les Diaspora Bonds, le Premier ministre tente un saut qualitatif : il ne s’agit plus seulement de capter des fonds, mais d’impliquer les expatriés dans des projets stratégiques, avec des parts sociales et un rôle décisionnel. Ce passage du « soutien » à « l’investissement » est une révolution silencieuse qui redéfinit le lien entre la diaspora et l’État.
Ce geste dépasse la simple ingénierie financière. Il est un acte de souveraineté, car il vise à substituer aux financements conditionnés du FMI ou de la Banque mondiale une ressource endogène, plus stable et plus libre. Dans un monde où la dette reste l’instrument privilégié de la domination néocoloniale, mobiliser l’épargne de la diaspora revient à transformer la dépendance en puissance.
De la dette imposée à l’épargne souveraine : la voie de la diaspora
L’expérience comparée du Sénégal, de l’Éthiopie et du Rwanda met en lumière un enjeu central : l’Afrique ne pourra pas éternellement financer ses ambitions par la dette extérieure ni par les aumônes conditionnées des bailleurs internationaux. Tant que nos budgets dépendront des décaissements du FMI, des « appuis budgétaires » de l’Union européenne ou des prêts de la Banque mondiale, nos indépendances resteront prisonnières d’une camisole financière.
C’est pourquoi l’appel de Milan résonne au-delà du seul Sénégal : il interpelle l’ensemble du continent. L’Éthiopie a démontré qu’un peuple pouvait se dresser pour financer un projet de souveraineté — son Grand barrage sur le Nil — sans attendre l’aval de Washington ou de Bruxelles. Le Rwanda, malgré son autoritarisme, a prouvé qu’un État pouvait mobiliser efficacement sa diaspora[1]. Le Sénégal, lui, a la possibilité d’inventer une voie singulière : associer la diaspora non comme un supplétif, mais comme un partenaire stratégique dans un projet démocratique et transparent.
Justice et finances publiques : la rhétorique du redressement
Le deuxième axe du discours milanais est la justice. Non pas la justice comme slogan, mais comme levier de crédibilité. Ousmane Sonko sait que l’édifice de son plan de redressement économique repose sur une confiance nouvelle entre l’État et ses citoyens — diaspora incluse. En martelant qu’aucun crime financier ne sera classé sans suite, il oppose à la culture de l’impunité un principe de reddition des comptes. Cette approche est éminemment politique : la justice financière devient la preuve tangible que l’argent public ne sera plus capté par une élite, mais réorienté vers l’intérêt général.
Cette vision rejoint la dimension budgétaire : réduire le train de vie de l’État, centraliser les marchés publics, ramener le déficit à 3 % d’ici 2027. Ici encore, l’analyse impose la nuance : Sonko ne fait pas que dénoncer la mauvaise gestion passée, il tente d’installer une discipline budgétaire comme condition préalable de la souveraineté. La diaspora est ainsi appelée à investir dans un État qui promet d’être enfin responsable, transparent et équitable.
Un contrat social en recomposition
L’appel de Milan ne se réduit ni aux chiffres ni aux slogans. Il s’inscrit dans une recomposition plus large du contrat social sénégalais. En affirmant que les postes de responsabilité doivent désormais se distribuer selon la compétence et non le militantisme, le Premier ministre pose une rupture culturelle avec les logiques clientélistes qui ont marqué la vie publique. Le discours va plus loin : il demande à la diaspora de participer non seulement par son argent, mais aussi par son expertise, sa rigueur et sa capacité à maintenir le débat public sur les questions de fond — économie, agriculture, santé — plutôt que sur les faits divers médiatisés.
C’est là que l’analyse politique prend tout son sens : le projet du Premier ministre Ousmane Sonko n’est pas seulement un plan de redressement économique, il est un projet civilisationnel. Le développement est présenté comme un travail sur les mentalités, une élévation culturelle, une réhabilitation de la solidarité nationale. Milan devient le théâtre d’un appel à la « refondation par le haut », où la diaspora, souvent considérée comme périphérique, est replacée au centre de la dynamique nationale.
[1] Rustomjee, C. (2018). Issues and challenges in mobilizing African diaspora investment.
