Réinventer l’Afrique : du peuple confisqué au peuple souverain

J’ai lu dans Le Monde — ce journal auquel je suis abonné, même si je ne partage rien ou presque de sa ligne éditoriale (c’est ma manière à moi de pratiquer l’ascèse : lire l’adversaire pour mieux le comprendre) — deux entretiens récents. Le premier avec le philosophe Jacques Rancière, qui dénonce la fabrication oligarchique d’un « peuple du ressentiment ». Le second avec l’historien et philosophe Marcel Gauchet, qui accuse le progressisme d’avoir tourné le dos à l’esprit démocratique.

. Deux diagnostics venus d’Europe, marqués par un occidentalocentrisme dont je suis pleinement conscient : ni l’Afrique ni les pays africains n’entrent véritablement dans leurs catégories d’analyse. Et pourtant, c’est précisément parce que je connais cette limite que je me permets de convoquer leurs réflexions : non pour les sacraliser, mais pour en extraire des outils critiques, à condition de les déplacer et de les traduire dans nos réalités africaines.

Afrique : entre peuples confisqués et progressismes dévoyés

Ces deux lectures, malgré leur occidentalocentrisme, trouvent un écho particulier en Afrique : nous aussi, nous voyons d’un côté des oligarchies locales et globales fabriquer des peuples de ressentiment, et de l’autre, d’anciens partis progressistes se perdre dans la technocratie et abandonner le conflit démocratique.

Depuis les années 1980, les plans d’ajustement structurel ont brisé les solidarités populaires et ouvert un espace à de nouveaux entrepreneurs de ressentiment : certains dictateurs, des prédicateurs religieux radicaux, des coalitions militaro-affairistes. Ils n’ont pas créé la colère des peuples — elle existait déjà face aux inégalités et aux humiliations —, mais ils l’ont réorientée et instrumentalisée pour préserver leurs positions. Voilà le « peuple fabriqué » de Rancière, version africaine : une énergie populaire confisquée et remodelée par des oligarchies locales arrimées au capital global.

Sénégal : PIT, LD, AJ et PS comme exemples de la trahison progressiste

Mais, dans le même temps, les forces progressistes issues des luttes de libération et de l’héritage de l’indépendance se sont enlisées dans la technocratie néolibérale. Le Sénégal fournit un exemple paradigmatique : le PIT, jadis fer de lance du marxisme sénégalais, s’est glissé dans les habits d’une « gauche gestionnaire », cautionnant des politiques de casse sociale au nom d’une prétendue stratégie de « large rassemblement ». La LD/MPT, devenue LD, a emprunté le même chemin, troquant le rêve d’émancipation pour un discours moralisateur réduit à l’invocation incantatoire de la « bonne gouvernance ». Quant à AJ/MRDN, transformée en 1991 en AJ/PADS à la faveur d’un congrès de désarmement idéologique et de ralliements opportunistes, il s’est à son tour engloutie dans le suivisme gouvernemental. Et que dire enfin du PS ? Héritier d’un socialisme africain qui se voulait enraciné dans les masses, il a d’abord cédé le pouvoir au césaro-libéralo-néo-patrimonialisme d’Abdoulaye Wade, avant de finir par offrir une caution historique au régime de démission nationale de Macky Sall.

Ce schéma est général : les partis progressistes africains se sont repliés dans les bras d’une bourgeoisie métropolitaine, au sens où l’entendait Amílcar Cabral, c’est-à-dire une couche sociale qui se définit moins par sa capacité à porter un projet autonome de transformation que par son rôle d’intermédiaire entre le capital international et les peuples locaux. Cabral avertissait déjà que cette bourgeoisie « est incapable de remplir une fonction révolutionnaire », car elle vit de la dépendance et du mimétisme, reproduisant les normes et les intérêts des anciennes métropoles coloniales. C’est exactement ce que nous voyons : une élite politique et économique qui a renoncé à penser un horizon continental, laissant le champ libre aux courants réactionnaires religieux, ethnique ou militariste. Voilà le « progressisme trahi » de Gauchet — une catégorie forgée pour l’Europe, mais que nos réalités africaines prolongent tragiquement.

Une démocratie piégée entre résignation et colère

Il faut donc entendre la leçon croisée de Rancière et Gauchet : en Afrique, la crise démocratique ne s’explique ni seulement par les manipulations extérieures, ni seulement par les fautes internes, mais par la combinaison des deux. Une oligarchie mondiale fabrique des ressentiments instrumentalisés ; des élites progressistes locales se réfugient dans la gestion et abandonnent l’arène démocratique. Résultat : les peuples africains oscillent entre la résignation et la colère, entre l’abstention et la rue.

Pour sortir de cette impasse, deux chemins complémentaires s’imposent. Le premier consiste à relier les utopies locales — qu’il s’agisse des coopératives paysannes, des dahiras, des associations de jeunes, des collectivités paroissiales ou encore des mouvements écologistes et féministes — qui expérimentent déjà, au quotidien, la possibilité de « vivre en égaux », comme le suggère Rancière. Le second appelle à réinventer un horizon panafricaniste global, capable de redonner au conflit démocratique toute sa place, en réarticulant l’État, la nation et le continent autour d’un projet de souveraineté collective — perspective que l’on peut rapprocher de la mise en garde de Gauchet.

PASTEF et le nouveau cycle idéologique panafricain

C’est ici que l’expérience sénégalaise récente prend tout son sens. Avec l’arrivée de Bassirou Diomaye Faye et d’Ousmane Sonko, le PASTEF a ouvert une brèche qui dépasse le seul cadre national. Il ne s’agit pas seulement de gouverner autrement : il s’agit de changer le cycle idéologique, de rompre avec le fatalisme néolibéral et de réintroduire la souveraineté populaire au centre de la politique.

Le projet de « patriotisme économique » ou de « souverainisme structurel » formulé par le PASTEF n’est pas une simple gestion alternative : il constitue le début d’une révolution démocratique souverainiste, qui s’ancre dans l’histoire africaine longue.

Ce cycle renoue avec les intuitions de Patrice Lumumba, qui voyait dans l’indépendance non pas une fin, mais un point de départ pour l’émancipation économique et culturelle ; avec Amílcar Cabral, qui affirmait que la libération nationale est vaine sans transformation sociale et sans réappropriation des ressources ; avec Thomas Sankara, qui défendait l’idée d’une dignité africaine incarnée dans des politiques publiques concrètes, de l’agriculture à l’éducation.

Là où les anciens partis sénégalais ont basculé dans la résignation gestionnaire, PASTEF se pose comme le porteur d’un nouvel horizon : un projet de société qui réhabilite le conflit démocratique, assume l’ancrage populaire, et inscrit le Sénégal dans la perspective d’une renaissance panafricaine.

Mais cet élan comporte un risque : celui de voir le parti se transformer en simple machine électorale, absorbée par la conservation du pouvoir au détriment de la transformation sociale. La fidélité à son projet exige au contraire que le PASTEF reste un parti organisé, en dialogue permanent avec la société et au service du peuple, afin d’incarner une véritable force de changement et non une nouvelle bureaucratie. C’est à ce prix qu’il pourra prolonger l’héritage de Lumumba, Cabral et Sankara et faire vivre une démocratie panafricaine souveraine.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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