
Il est des mots qui brillent tant qu’ils aveuglent. Des concepts si sacralisés qu’on ne les interroge plus. « Indépendance de la justice » est de ceux-là. Dans sa récente décision sur la loi organique régissant le Règlement intérieur de l’Assemblée nationale (loi n° 09/2025), le Conseil constitutionnel du Sénégal met un veto ferme : l’Assemblée ne saurait faire comparaître de magistrats devant une commission d’enquête, sauf autorisation expresse du ministre de la Justice. Séparation des pouvoirs, dit-on. Immunité excessive des juges, comprend-on. Et démocratie parlementaire, dans tout ça ?
La justice, ce pouvoir devenu tabernacle
Reprenons les termes exacts de la censure. Le Conseil s’appuie sur l’article 88 de la Constitution pour sanctuariser le pouvoir judiciaire : « l’indépendance de la justice » impliquerait que les magistrats ne puissent être convoqués qu’à la condition que leur audition soit volontaire, autorisée, et surtout expurgée de toute référence à une affaire passée ou en cours.
En d’autres termes : il ne faut surtout pas toucher à la robe ni interroger ses porteurs. Le juge devient ici un acteur public au-dessus de tout soupçon, et par conséquent, au-dessus de tout contrôle. Mais à force de vouloir sanctuariser leur indépendance, ne risque-t-on pas de les soustraire à toute responsabilité ? L’indépendance, oui. Le pouvoir sans contrôle, non.
Le Parlement réduit au silence
On s’étonne que le Conseil constitutionnel oublie que l’Assemblée nationale n’est pas une chambre d’exécution, mais celle qui délibère au nom du peuple. Elle a donc le droit — et le devoir — d’interroger toute autorité publique, y compris judiciaire, sur les dysfonctionnements institutionnels.
Les commissions d’enquête ne jugent pas, ne sanctionnent pas : elles questionnent. Leur seule arme, c’est la lumière. Empêcher l’audition d’un magistrat, même sur l’organisation de la justice, revient à priver la République de cette lumière.
On nous dit : « Le ministre de la Justice peut autoriser. » Fort bien. Mais pourquoi l’exécutif pourrait-il convoquer un magistrat, et pas le législatif ? Voilà une séparation des pouvoirs bien asymétrique : un pont entre l’exécutif et les juges, un mur face au Parlement.
Dans d’autres pays, la justice rend aussi des comptes
Le Conseil constitutionnel semble ignorer qu’ailleurs, les magistrats peuvent être entendus par les parlementaires, à condition que l’on distingue ce qui relève du secret de l’instruction (légitime) et ce qui relève du fonctionnement de l’institution judiciaire (domaine public). En France, l’Assemblée nationale a pu enquêter sur les erreurs judiciaires dans l’affaire Outreau. En Afrique du Sud, la Commission Zondo a entendu des juges dans le cadre de la « State capture ». Aucune apocalypse constitutionnelle n’en est résultée.
Dans ces pays, on a compris que l’indépendance n’est pas l’inaccessibilité. On peut être indépendant et responsable. On peut juger en conscience et rendre des comptes en transparence. On peut porter la toge sans se cacher derrière.
Refonder le contrôle démocratique des juges : une urgence révolutionnaire
Ce débat révèle une culture héritée du colonialisme, où les magistrats forment une caste intouchable, les élus sont perçus comme des gêneurs, et le citoyen réduit au silence. Pourtant, dans une démocratie, la justice relève de la souveraineté populaire et doit rendre des comptes comme tout service public.
Qui contrôle ceux qui jugent ? Si les juges surveillent les citoyens sans pouvoir être interpellés, il ne s’agit plus de démocratie, mais d’une délégation sans retour.
Le Conseil constitutionnel a manqué l’occasion de refonder démocratiquement une justice que le Sénégal veut plus transparente et responsable. La justice n’a pas à être jugée, mais elle doit pouvoir être questionnée. Ce que la République attend des juges, ce n’est pas la perfection, mais la responsabilité.
