
Ce n’est pas une comparaison, c’est un principe : si l’on a pu juger à Nuremberg sans précédent ni code, alors au Sénégal, nous pouvons — et devons — juger nos propres drames. Qui peut le plus peut le moins.
On entend dire, çà et là, que les accusations portées contre l’ancien président Macky Sall seraient irréalistes, insaisissables, presque fantomatiques. L’argument revient en boucle : l’absence de jurisprudence, l’imprécision du droit, le manque de cadre formel pour juger un ancien chef d’État. Le sous-entendu est clair : faute de précédent, il n’y aurait rien à faire. Rien, sinon tourner la page, oublier, et aller de l’avant.
Mais cette posture, en apparence juridique, est fondamentalement politique. Elle renvoie à ce que la philosophe Hannah Arendt appelait la banalité du mal : non pas le mal absolu, mais celui que l’on tolère, que l’on justifie, que l’on rend inoffensif par le silence. À ceux qui nous disent que l’on ne peut rien faire, il faut rappeler ce que l’Histoire a su faire lorsqu’elle a osé affronter l’indicible.
Nuremberg : non pas une comparaison, mais une démonstration
En 1946, le monde découvrait l’ampleur des crimes commis dans les camps nazis. Parmi eux, des crimes médicaux : expérimentations sur des êtres humains, vivisections, injections létales, stérilisations forcées. Aucun texte international n’était alors prévu pour juger cela. Aucun précédent, aucune base juridique solide.
Et pourtant, le procès des médecins de Nuremberg s’est tenu. Vingt-trois professionnels de santé y ont été jugés pour leurs actes, non parce que le droit les avait déjà condamnés, mais parce que la conscience humaine l’exigeait. De ce procès est né le Code de Nuremberg, acte fondateur de l’éthique biomédicale mondiale. Ce texte, forgé dans l’urgence morale, est aujourd’hui la base du consentement éclairé, de l’encadrement des expérimentations, de la bioéthique.
Il ne s’agit donc pas ici de comparer l’ampleur des crimes, mais de rappeler un principe fondamental : quand le droit est muet, la justice peut encore parler.
Le Sénégal peut — et doit — créer son propre précédent
Personne ne dit que Macky Sall est un criminel de guerre. Mais nul ne peut ignorer les morts, les blessures, les incarcérations arbitraires, la violence institutionnelle des années 2021 à 2024. Ce ne sont pas des « fantômes ». Ce sont des faits, lourds de conséquences humaines, sociales et politiques. Et si la loi ne prévoit pas encore comment y répondre, c’est à nous de l’inventer.
Le procès de Nuremberg a montré que la justice peut précéder le droit. Que les peuples peuvent, face à l’indicible ou à l’inaudible, décider de poser un acte fort : celui de dire non, publiquement, juridiquement, symboliquement. Le Sénégal, lui aussi, peut choisir de rompre avec la culture de l’impunité. Il peut choisir de construire un précédent — non par vengeance, mais par fidélité à la vérité.
Ce n’est pas une comparaison. C’est un repère. Si le monde a pu juger l’inédit à Nuremberg, le Sénégal peut affronter ses propres zones d’ombre.
Qui peut juger l’indicible peut juger l’arbitraire. Qui peut le plus doit le moins.
