Il est rare qu’un film vous poursuive bien après la projection, vous interroge, vous bouscule, vous oblige à rouvrir des livres, à relire des pages annotées, à confronter votre propre engagement à celui d’un homme habité. Fanon est de ceux-là. J’ai été saisi par cette œuvre. Non pas parce qu’elle sacralise un héros, mais parce qu’elle restitue avec finesse et force la trajectoire d’un homme qui a choisi de soigner en prenant parti. Oui, le film de Jean-Claude Barny, coécrit avec Philippe Bernard, est un geste politique autant qu’un acte de cinéma. Un film nécessaire.
Visuellement, Fanon est une réussite. La photographie est précise, sensible, poétique sans esthétisme creux. Alexandre Bouyer, dans le rôle principal, ne joue pas Fanon : il le traverse. Il lui donne corps, voix, fièvre. À ses côtés, Déborah François, Stanislas Merhar, Mehdi Senoussi, Arthur Dupont, Sfaya M’barki composent des figures secondaires toutes en nuances — jamais accessoires, toujours incarnées. La bande originale, magistrale, ne se contente pas d’accompagner : elle prolonge la pensée de Fanon, entre rage contenue et lucidité fiévreuse. Signée par Thibault Agyeman et Ludovic Louis, elle tisse un pont entre oud arabe, jazz caribéen et fragments poétiques de Jacques Coursil. Par instants, le souffle y évoque les éclats feutrés de Miles Davis.
Une pensée incarnée, un récit concentré sur l’Algérie
Le film fait le choix intelligent de se concentrer sur l’épisode algérien de la vie de Fanon, celui de l’engagement total, celui où le psychiatre devient combattant, où le praticien devient théoricien de la décolonisation violente. Quelques retours en arrière sur la Martinique ponctuent le récit, comme pour rappeler les origines d’une colère, les racines d’un regard lucide, les fondements d’un arrachement identitaire.
Le film ne cède jamais au didactisme. Il ne nous explique pas Fanon : il le donne à sentir. Ses silences, ses tensions, ses gestes révèlent une pensée incarnée — où la psychiatrie devient arme, et la violence, nécessité. On y perçoit la brûlure de Peau noire, masques blancs, l’urgence des Damnés de la terre. Mais Fanon y reste un homme, en mouvement, traversé de doutes.
Un film courageux, une réception frileuse
Comment ne pas s’indigner qu’un film salué par la critique, soutenu par une production solide, peine à trouver sa place dans les salles françaises ? Le boycott silencieux évoqué par Libération dit beaucoup : Fanon dérange. Il nomme, il dénonce, il ne cherche pas le consensus, mais la rupture.
Recommander Fanon, c’est refuser l’oubli et appeler à l’insurrection de la conscience. Fanon nous rappelle que la décolonisation n’est pas derrière nous, mais encore à venir, dans les têtes, dans les structures, dans les corps. Il faut voir Fanon, le faire circuler, en parler, débattre. Non pour glorifier une icône, mais faire vibrer une urgence muette.
Fiche technique :
- Titre : Fanon
- Réalisation : Jean-Claude Barny
- Scénario : Philippe Bernard, Jean-Claude Barny
- Acteurs : Alexandre Bouyer (Frantz Fanon), Déborah François, Stanislas Merhar, Mehdi Senoussi, Sfaya M’barki
- Production : Sébastien Onomo
- Pays : France, Luxembourg, Canada
- Durée : 133 minutes
- Sortie : 2025
