AES et CEDEAO, le divorce acté : vers un nouvel ordre régional ?

Ce 29 janvier 2025 entérine le divorce entre les trois pays membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) — Mali, Burkina Faso et Niger — et la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Un tournant historique qui intervient en plein cinquantenaire de la création de l’organisation régionale, marquant ainsi une redéfinition des équilibres ouest-africains. Ce jour coïncide également avec une escalade majeure à l’Est de la République Démocratique du Congo, où les rebelles du M23, soutenus, armés et encadrés par l’armée rwandaise, ont pris Goma, intensifiant une crise sécuritaire qui révèle les tensions profondes à l’échelle du continent africain.

Dans ce contexte de reconfiguration régionale, la sortie de l’AES de la CEDEAO ouvre une période d’incertitude économique et politique. Avec des pertes commerciales estimées à plusieurs milliards de dollars, des corridors logistiques perturbés et une perte d’accès aux financements communautaires, les conséquences économiques sont lourdes. Géopolitiquement, cette rupture affaiblit la CEDEAO, renforce paradoxalement l’UEMOA et pourrait accélérer la fragmentation des espaces d’intégration africaine. Entre aspirations souverainistes et contraintes structurelles, cette séparation constitue un test grandeur nature pour l’autonomie politique et économique des États sahéliens dans une Afrique en mutation.

Un choc économique aux conséquences mesurables

Les trois pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) représentaient environ 15 % du commerce intra-CEDEAO, avec des échanges estimés à plus de 3,7 milliards USD en 2022. Leur sortie pourrait engendrer une baisse des exportations vers les autres pays membres de l’organisation, estimée à 1,11 milliard USD par an. Cette perte provient principalement de l’augmentation des droits de douane et de la réduction de la fluidité des échanges, notamment dans le secteur agroalimentaire et les matières premières.

De plus, ces États dépendent fortement des infrastructures logistiques des pays côtiers, comme les ports d’Abidjan, de Lomé ou de Dakar. Avec l’instauration possible de nouvelles barrières tarifaires et réglementaires, les coûts logistiques pourraient augmenter de 15 à 20 %, soit un impact financier de 370 millions USD par an. Ces perturbations pourraient affaiblir la compétitivité des produits sahéliens sur le marché régional.

Par ailleurs, la CEDEAO est une actrice majeure du financement des infrastructures et des projets de développement dans la région. La perte des fonds communautaires et des aides internationales pourrait priver ces pays d’environ 2 milliards USD d’investissements et d’aides annuelles. Sur le plan macroéconomique, la contraction du commerce intrarégional pourrait entraîner une baisse du PIB de 0,5 % au Burkina Faso, 0,6 % au Mali et 0,4 % au Niger, soit une perte annuelle combinée d’environ 600 millions USD.

Un réajustement stratégique et monétaire en suspens

Si la sortie de la CEDEAO s’inscrit dans une dynamique de rupture avec certaines influences extérieures, elle met en lumière un paradoxe économique majeur. En restant membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), ces États conservent le franc CFA comme monnaie officielle, alors même que cette devise est critiquée pour son arrimage à l’euro et son contrôle par le Trésor français. Ce maintien dans l’UEMOA réduit les pertes économiques immédiates, puisque les mécanismes de libre-échange et de financement au sein de cette union sont préservés. Ainsi, au lieu des 4,08 milliards USD de pertes estimées initialement, l’impact pourrait être limité à 1,625 milliard USD annuels.

En quittant la CEDEAO, l’AES porte un coup majeur à l’ECO, le projet de monnaie unique ouest-africaine, dont la viabilité reposait sur une intégration régionale renforcée. Cette décision fragilise encore davantage une initiative déjà entravée par les divisions internes et les réticences des États membres. Paradoxalement, les trois pays sahéliens, bien que revendiquant une rupture avec l’ordre économique dominant, restent membres de l’UEMOA, et donc utilisent le franc CFA, une monnaie dénoncée par les panafricanistes comme un instrument de domination étrangère.

Quel avenir monétaire pour l’AES ? Une monnaie indépendante renforcerait sa souveraineté, mais au prix de risques de dévaluation, de volatilité, etc. Sortir du système actuel exigerait de repenser le financement et la convertibilité, au risque d’une fragilité accrue. Quant à l’option d’une réforme interne de l’UEMOA, elle se heurte à un rapport de force défavorable pour l’AES, rendant incertaine toute évolution significative. Ces États devront donc choisir entre subir les contraintes du franc CFA ou bâtir un cadre monétaire souverain, sans compromettre leur stabilité.

Un bouleversement géopolitique qui redessine la région

Sur le plan géopolitique, la sortie de l’AES fragilise la CEDEAO, qui perd trois États clés et près de 70 millions d’habitants. Cette rupture divise une organisation qui jouait un rôle central dans la stabilité régionale et la coopération sécuritaire. La CEDEAO se retrouve affaiblie dans ses négociations internationales, notamment avec l’Union européenne et les grandes puissances économiques.

En parallèle, l’UEMOA se retrouve paradoxalement renforcée en devenant l’unique cadre sous-régional d’intégration pour les pays de l’AES. Mais cette dépendance pourrait encourager les nouvelles autorités sahéliennes à renforcer d’autres alliances, notamment avec des partenaires tels que la Russie, la Turquie et la Chine. Cette réorientation stratégique, combinée aux tensions croissantes avec les anciennes puissances coloniales, accentue les fractures au sein de l’Afrique de l’Ouest.

Enfin, cette rupture risque d’accélérer la fragmentation régionale et de ralentir la mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECA). L’isolement progressif de l’AES pourrait compliquer les efforts d’intégration économique panafricaine et renforcer les barrières commerciales entre les États africains. De plus, la gestion des corridors logistiques, des infrastructures énergétiques partagées et des accords commerciaux transfrontaliers risque d’être source de tensions accrues.

La sortie de la CEDEAO marque une quête d’autonomie, mais pose le défi d’une stratégie économique et monétaire claire. Sans une vision solide et une diplomatie pragmatique, cette rupture pourrait fragiliser l’AES. Plus qu’un simple retrait, c’est un test décisif pour son autonomie dans une Afrique en mutation.

Bibliographie

1. Centre de recherche sur le développement humain (CREDHU), Policy briefing : Conséquences géopolitiques de la sortie des pays de l’AES de la CEDEAO, 20 janvier 2025, 8 pages. 

2. Centre de recherche sur le développement humain (CREDHU), Document de travail : La sortie des pays AES de la CEDEAO : Aspects économiques, rapport d’analyse économique, janvier 2025, 6 pages. 

3. Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), Rapport sur le commerce intrarégional en Afrique de l’Ouest, 2022. 

4. Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), Données économiques et monétaires 2022-2023. 

5. Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO), Analyse des flux financiers en zone UEMOA, 2023. 

6. Institut pour les études de sécurité (ISS Africa), Sahel 2023 : Analyse des conflits et des stratégies régionales, 2023. 

7. Banque mondiale, Perspectives économiques pour l’Afrique de l’Ouest, 2023. 

8. Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), Rapport annuel sur l’intégration économique en Afrique 2023. 

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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