Qu’est-ce qu’être Sénégalais ?

Dédié à Boubacar Boris Diop et Ibrahima Ama Diémé, en souvenir d’une discussion à Ziguinchor, le 26 novembre 2024, qui a enrichi la réflexion sur l’identité sénégalaise.

Même après avoir quitté le pouvoir, Macky Sall et ses soutiens persistent à utiliser l’ethnicité comme une arme politique. Après avoir tenté, sans succès, de s’en servir pour consolider une base électorale durant son mandat, ils s’en emparent désormais dans l’opposition pour mobiliser certaines populations, non pas en faveur d’un projet politique, mais pour échapper à la justice. Mais ce stratagème est voué à l’échec, comme il l’a été par le passé, car le Sénégal est bien plus qu’un agrégat d’ethnies : c’est une nation politique.

L’échec récurrent de cette instrumentalisation pose une question fondamentale : qu’est-ce qui fait tenir ensemble le tissu national ? Notre identité repose-t-elle sur l’héritage de nos différences ou sur une volonté commune de transcender ces clivages ? À travers une analyse historique, citoyenne et politique, je vais démontrer comment le Sénégal a su, et saura encore, résister aux dangers de l’instrumentalisation ethnique et consolider son unité.

Les racines historiques de l’unité sénégalaise

L’histoire du Sénégal est jalonnée d’étapes qui illustrent la quête d’unité politique. Les royaumes précoloniaux comme le Kaabunké (Ngaabu, Kabou Gabou), Cayor ou le Fouta-Toro, bien que distincts par leurs structures et valeurs, partageaient des interactions sociales, économiques et spirituelles. La traite transatlantique puis la colonisation ont introduit des épreuves collectives, où des figures comme Lat Dior, Cheikh Ahmadou Bamba ou Aline Sitoé Diatta ont incarné la résistance et l’affirmation d’une identité commune face à l’oppression.

Avec l’indépendance en 1960, le Sénégal a vu émerger une vision de nation inclusive sous l’égide d’une élite politique composée de personnalités telles que Léopold Sédar Senghor, Mamadou Dia, Abdoulaye Ly, Cheikh Anta Diop, Émine Badiane, Lamine Guèye ou les signataires du Manifeste du PAI de 1957 pour qui la diversité n’était pas une faiblesse, mais une richesse. Les luttes sociales acharnées et les idéaux démocratiques portés par le peuple font partie intégrante de l’histoire de la consolidation de la nation, obligeant l’État postcolonial à faire du dialogue un outil central pour maintenir l’unité nationale.

L’identité sénégalaise a été contestée par le Mouvement des forces démocratiques de Casamance (MFDC), sous l’impulsion de l’abbé Augustion Diamacoune Senghor et Mamadou Nkrumah Sané, qui invoquaient une trajectoire coloniale distincte pour justifier une rupture. Selon eux, le traité franco-portugais de 1886 aurait imposé une intégration injuste de la Casamance au Sénégal. Marcel Bassène, député et intellectuel dévoué à la quête de la paix, rejetait cet argument, rappelant que bien avant la colonisation, la Casamance était déjà liée aux autres régions par des échanges économiques et des alliances sociales. Il dénonçait, avec ironie, le paradoxe d’un mouvement nationaliste s’appuyant sur des arrangements coloniaux pour légitimer ses revendications. Pour lui, ces liens anciens formaient les véritables fondations de l’unité sénégalaise, confirmant que la Casamance n’a jamais été isolée, mais toujours intégrée à une histoire et des aspirations communes.

Un contrat social en perpétuelle élaboration

La Constitution sénégalaise consacre cette vision en garantissant l’égalité entre tous les citoyens et en interdisant toute discrimination fondée sur l’ethnicité. Être Sénégalais, c’est ainsi appartenir à une communauté de citoyens unis par des droits et des devoirs partagés. Ce socle juridique, renforcé par des engagements internationaux, incarne une citoyenneté fondée sur des valeurs communes de justice, de solidarité et de respect de la diversité.

Notre récit national, quant à lui, enrichit cette vision en affirmant que nous sommes une terre de croyants tolérants, sur laquelle veillent de saints ancêtres. Le pays du dialogue islamo-chrétien, un espace où cohabitent des traditions spirituelles différentes dans un respect mutuel. Cette terre est aussi celle de la liberté, particulièrement celle de croyance, qui constitue un pilier de notre identité nationale. Dans ce cadre, l’ethnicité, bien qu’importante sur le plan culturel, ne constitue pas le fondement de l’identité nationale.

La coexistence des langues, des pratiques religieuses et des traditions artistiques témoigne de cette pluralité harmonieuse. La « Teranga », cette hospitalité emblématique, exprime une philosophie sociale qui transcende les clivages identitaires pour valoriser l’humanité partagée.

Interroger la notion de nation

Qu’est-ce qu’une nation ? La réponse à cette question a longtemps divisé les philosophes. Ernest Renan, dans sa conférence Qu’est-ce qu’une nation ? affirme que la nation est une construction volontaire, un « plébiscite de tous les jours », où les citoyens décident collectivement de partager un destin commun. Cette vision trouve une résonance au Sénégal, où les débats, les luttes sociales et l’engagement citoyen incarnent cette idée d’un projet commun en constante élaboration.

Johann Gottlieb Fichte, dans ses Discours à la nation allemande, offre une perspective différente. Pour lui, la nation repose sur une culture partagée et une langue commune, comme socle d’une identité collective. Si cette vision peut sembler éloignée de la réalité sénégalaise, elle éclaire cependant l’importance de la richesse linguistique et culturelle dans la construction de notre identité nationale. Le Sénégal, avec sa diversité linguistique et ses traditions variées, illustre une synthèse entre l’idée fichtéenne de culture partagée et celle de Renan, axée sur la volonté politique.

Jean-Jacques Rousseau, dans Du Contrat Social, affirme qu’un peuple se définit par une volonté générale de vivre ensemble sous des lois communes, et non par une origine ou une cohabitation. Ce principe s’applique pleinement au Sénégal, une nation politique unifiée où la diversité est une richesse intégrée dans un cadre démocratique. Cette volonté commune s’illustre lors de moments de communion nationale, comme les matchs de la CAN ou les campagnes électorales, où des millions de Sénégalais transcendent leurs différences pour vibrer ou s’engager ensemble. Les lois républicaines et les institutions sénégalaises, en garantissant l’égalité et la justice, façonnent un espace commun propice à l’unité. En écho à la pensée de Rousseau, qui voyait la nation comme le fruit d’une volonté collective, le Sénégal illustre cette quête d’harmonie nationale en transformant sa diversité en une force de cohésion et en un moteur de solidarité. L’État sénégalais, tel que conçu par Senghor et Dia, se prétend le garant de la justice sociale et de la solidarité, en respectant les spécificités culturelles et régionales, tout en unifiant les citoyens autour d’un projet commun.  

Un avenir à construire ensemble

Les identités ethniques, souvent perçues comme figées, sont en réalité des constructions sociales et historiques. Dans le contexte sénégalais, la diversité des cultures, des langues et des traditions n’est pas un obstacle, mais une richesse qui alimente le projet national. C’est précisément en dépassant ces identités particulières que le Sénégal affirme son caractère de nation politique.

Ce dépassement est rendu possible grâce au pluralisme politique, aux institutions sociales et aux initiatives éducatives qui favorisent l’unité dans la diversité. Les politiques d’intégration, les festivals culturels et les échanges avec la diaspora renforcent cet esprit de cohésion nationale.

Être Sénégalais, c’est appartenir à une nation politique, construite sur une volonté collective, un socle de justice et une quête permanente d’unité, transcendante des clivages ethniques ou régionaux. C’est aussi embrasser un récit national enraciné dans le dialogue, la tolérance religieuse et les valeurs de liberté. Toutefois, cette nation a été fragilisée par les dérives néocoloniales de l’État, marqué par des logiques de domination héritées de la colonisation et des inégalités structurelles.

La révolution citoyenne du 24 mars 2024, qui a porté Bassirou Diomaye Faye à la présidence, s’inscrit dans une dynamique de rupture avec cet héritage néocolonial. Elle vise à corriger les travers d’un État captif d’intérêts étrangers et à inscrire le Sénégal dans une trajectoire véritablement souveraine et inclusive. Cette étape marque un palier décisif pour la nation sénégalaise, en réaffirmant son projet collectif et en renouvelant son contrat social, fondé sur l’équité, la justice et l’émancipation nationale.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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