Entre ruptures et défis : la DPG d’Ousmane Sonko

La Déclaration de politique générale (DPG) du Premier ministre Ousmane Sonko, prononcée le vendredi 27 décembre 2024, a marqué un tournant dans l’histoire politique sénégalaise. Loin des effets de manche souvent attendus dans de telles circonstances, cet exercice a été d’une sobriété exemplaire, à l’image de l’esprit de responsabilité que le Premier ministre a voulu incarner. En restant fidèle à son style direct et méthodique, Ousmane Sonko a présenté un projet ambitieux, mais mesuré, tout en manifestant un respect profond envers la représentation nationale. Ces qualités, associées à son volontarisme affirmé, rassurent quant à sa capacité à naviguer dans les eaux tumultueuses des réformes qu’il propose.

Un volontarisme structuré et réfléchi

Le volontarisme du Premier ministre s’est illustré d’abord par le ton clair et affirmatif de son discours. Il s’est positionné non seulement comme un homme d’action, mais aussi comme un visionnaire déterminé, refusant les demi-mesures et le fatalisme. Les sept ruptures majeures annoncées — participation citoyenne, transparence et reddition des comptes, réforme institutionnelle et justice, réforme économique et souveraineté nationale, justice sociale et réduction des inégalités, environnement et transition énergétique, et planification à long terme — témoignent d’une ambition de transformer en profondeur les institutions sénégalaises et le pays.

Ce volontarisme politique est aussi perceptible dans la manière dont il a orchestré la DPG. Bien que l’exercice ait été sobre, il a été enrichi par un débat parlementaire, où les députés ont pu poser des questions et exprimer leurs attentes. Le Premier ministre, loin de céder à la confrontation, s’est montré fin politique, répondant avec précision et subtilité aux critiques tout en valorisant les contributions pertinentes. Cette attitude respectueuse envers l’Assemblée nationale consolide la légitimité de son projet et offre des gages quant à sa capacité à mobiliser autour des réformes les plus sensibles.

Pour comprendre les fondements de ce volontarisme, il est nécessaire d’examiner les grandes théories politiques qui sous-tendent son approche. Une analyse dialectique permet d’éclairer les objectifs et les tensions qui structurent cette vision. Sur la question de la justice sociale, le Premier ministre s’appuie sur une approche qui reflète les principes de John Rawls. En promettant un Sénégal « souverain, juste et prospère », il s’engage à corriger les inégalités historiques et à créer une société plus équitable. Cette ambition se traduit par une réforme fiscale radicale pour une répartition plus juste des ressources ; une refonte des politiques sociales afin de garantir l’accès à des services essentiels pour tous et en fin une lutte sans compromis contre les accaparements économiques et la corruption. Cependant, cette vision de justice sociale rencontre une contradiction dialectique : l’exigence de redistribution et de justice entre en tension avec la nécessité de compétitivité économique. Les réformes proposées — comme l’élargissement de l’assiette fiscale ou la suppression de niches fiscales — doivent répondre à la fois aux attentes sociales des citoyens et aux impératifs d’attractivité pour les investisseurs.

La modernisation des institutions publiques et la planification stratégique évoquent les principes du néo-institutionnalisme. Le Premier ministre Ousmane Sonko promet de bâtir un État stratège, capable d’anticiper les mutations, de planifier des politiques cohérentes et de garantir une gouvernance transparente. Cette approche repose sur une refonte des administrations pour renforcer leur efficacité et leur probité, l’introduction de mécanismes de reddition des comptes et de transparence budgétaire et enfin une planification à long terme, symbolisée par la Vision Sénégal 2050.

Ici encore, une interrogation émerge : peut-on imposer des réformes institutionnelles radicales tout en maintenant un cadre démocratique inclusif ? Les exemples qu’il cite (Singapour, Malaisie, Chine et Rwanda) illustrent des réussites économiques, mais souvent obtenues au prix d’un rétrécissement des libertés politiques. Le défi pour le Premier ministre sera d’éviter ces dérives tout en maintenant l’efficacité de ses réformes.

Défis et tensions : concilier ambition et démocratie

En citant des modèles comme la Malaisie, Singapour et le Rwanda, le Premier ministre Ousmane Sonko ouvre un débat sur les limites de la démocratie libérale dans un contexte de transformation rapide. Ces pays, tout en enregistrant des succès économiques remarquables, ont souvent opté pour des formes de centralisation du pouvoir, parfois qualifiées d’autoritarisme éclairé, où la stabilité sociale est privilégiée pour accélérer le développement.

La Malaisie, mentionnée explicitement dans la DPG, illustre cette tension. Sous Mahathir Mohamad (1983-2003), le pays a connu un développement spectaculaire dans un cadre de démocratie contrôlée, marqué par des élections régulières. Bien que des lois comme l’Internal Security Act aient limité les libertés civiles, le cadre démocratique n’a jamais complètement disparu. Le retour de Mahathir au pouvoir en 2018, après une alternance politique historique, témoigne de la résilience des institutions malaisiennes.

Toutefois, le contexte sénégalais est différent. Le Sénégal est connu pour sa tradition démocratique pluraliste et son attachement aux libertés fondamentales. Si le Premier ministre s’inspire de certains aspects des modèles asiatiques, rien dans son discours ou son projet ne suggère une remise en cause de ces acquis. Nous n’avons aucune raison de douter de l’engagement démocratique d’Ousmane Sonko, qui cherche à conjuguer réformes ambitieuses et respect des principes fondamentaux du pluralisme.

Dans cette tension entre ambition réformatrice et inclusion démocratique, les réflexions de Frantz Fanon[1] apportent un éclairage précieux. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon soulignait que « les réformes doivent être accompagnées d’un effort constant pour libérer les structures politiques et sociales des logiques héritées du système colonial ». Cette mise en garde résonne particulièrement avec les ambitions de la DPG, qui cherche à transformer en profondeur les institutions sénégalaises. Cependant, Fanon insiste également sur la nécessité de découpler les réformes des pratiques héritées du passé et de garantir qu’elles soient inclusives, portées par le peuple plutôt qu’imposées de manière technocratique.

Certaines expériences montrent qu’un volontarisme politique ambitieux peut s’épanouir dans un cadre démocratique. La Namibie, le Chili post-Pinochet et l’Inde post-1991 offrent des exemples significatifs. La Namibie, depuis son indépendance en 1990, a allié stabilité démocratique et politiques volontaristes en investissant dans l’éducation, les infrastructures et la gestion prudente de ses ressources naturelles. Malgré des inégalités persistantes, elle reste un modèle africain de gouvernance inclusive. Le Chili, après la dictature de Pinochet, a combiné réformes économiques et respect des institutions démocratiques, réduisant la pauvreté tout en construisant un État stable. Les mobilisations sociales récentes rappellent toutefois l’importance de l’équité dans le partage des richesses. L’Inde, depuis 1991, a entrepris une ouverture économique spectaculaire dans un cadre multipartite. Cependant, l’actuel Premier ministre Narendra Modi, tout en renforçant la croissance, est critiqué pour des dérives autoritaires et une polarisation communautaire.

L’appel à une participation citoyenne accrue est un pilier du projet du Premier ministre, mais il reste à voir comment cette ambition se traduira dans les faits. L’histoire récente montre que les populations peuvent se désengager si les réformes tardent à produire des résultats tangibles. Maintenir la confiance des citoyens nécessitera une communication transparente et une implication réelle des acteurs sociaux dans la mise en œuvre des réformes.

Un chemin de transformation

Ce qui distingue cette DPG, c’est l’effort d’Ousmane Sonko pour concilier un volontarisme réformateur ambitieux avec les exigences d’une démocratie pluraliste. Son projet s’appuie sur une planification méthodique, un respect du débat démocratique, et une volonté affichée de placer les citoyens au cœur de la transformation.

Dans ce contexte, les exemples de pays comme la Namibie ou le Chili, qui ont réussi à mener des réformes profondes tout en préservant un cadre démocratique, montrent que de telles ambitions sont réalisables. Si ces réussites internationales offrent des pistes d’inspiration, le défi pour lui sera de faire du Sénégal un modèle unique, où justice sociale, souveraineté nationale et institutions démocratiques se conjuguent harmonieusement.

La DPG marque ainsi le début d’une tentative ambitieuse : transformer le Sénégal tout en respectant ses traditions démocratiques. Si les tensions ne manquent pas, l’approche réfléchie et maîtrisée du Premier ministre donne des raisons d’espérer un succès durable.


[1] En 2025, le monde commémorera le centenaire de la naissance de Frantz Fanon (1925-1961), penseur majeur des luttes anticoloniales et de la décolonisation. Ses écrits, notamment Les Damnés de la Terre, continuent d’inspirer les réflexions sur la souveraineté et les dynamiques postcoloniales en Afrique et au-delà.