France-Afrique : la fin d’une ère

À la mémoire de Charles Henri Becker, chercheur éminent, dont la fréquentation m’a appris que décloisonner les savoirs enrichit la pratique. Il a soutenu des dizaines de chercheurs sénégalais et accompagné le groupe médical d’Amnesty International Sénégal, que j’ai dirigé, dans sa lutte contre les discriminations médicales. Que cet article honore sa générosité et l’impact durable de son engagement.

Après plus d’un siècle de présence, le Sénégal a invité les militaires français à quitter son territoire, marquant un tournant historique. Cette décision, qui coïncide avec la dénonciation par le Tchad de son accord de défense avec la France, est un camouflet pour Emmanuel Macron. Elle s’inscrit toutefois dans un processus amorcé dès la fin de la Guerre froide, en 1989, où Paris, malgré les mutations de l’ordre mondial, parvenait encore à maintenir son influence sur ses anciennes colonies. Aujourd’hui, cet ordre vacille.

Les interventions militaires en Côte d’Ivoire (2010-2011), en Libye (2011), au Mali et en Centrafrique (2013) ont entretenu l’illusion d’une France encore stabilisatrice dans la région. En réalité, ces actions n’ont été que le chant du cygne d’un modèle néocolonial en déclin. Elles ont intensifié les ressentiments et nourri un rejet croissant de la présence française, perçue comme intrusive et paternaliste, précipitant une remise en question profonde de la relation France-Afrique.

Cette dynamique, portée par une contestation populaire grandissante, s’est accélérée au Mali avant de s’étendre à d’autres pays du Sahel. Après l’expulsion des troupes françaises du Mali en 2022, suivie du Burkina Faso et du Niger en 2023, le rejet de l’influence militaire française devient un symbole de rupture avec l’ordre colonial hérité. Désormais, le Sénégal et le Tchad rejoignent ce mouvement. Comme l’a affirmé le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye : « Pourquoi faudrait-il des soldats français au Sénégal ? Cela ne correspond pas à notre conception de la souveraineté et de l’indépendance. » Ces paroles traduisent l’aspiration irréversible des nations africaines à réaffirmer leur autonomie.

Ce tournant contraste avec la gestion de la crise post-électorale ivoirienne de 2010-2011, lorsque Nicolas Sarkozy, alors président français, avait répondu par un silence méprisant à la demande du président Laurent Koudou Gbagbo de retirer la force Licorne. Par une manipulation éhontée de la résolution 1975 du Conseil de sécurité des Nations unies, Sarkozy a mené une guerre qui a abouti au renversement de Laurent Gbagbo et à l’installation de son allié Alassane Dramane Ouattara au pouvoir. Avec son style cynique et brutal, il déclarait plus tard : « On a sorti Laurent Gbagbo, on a installé Alassane Ouattara… » Cette aventure, digne de l’époque de la canonnière, a été perçue comme une ingérence flagrante. Elle a laissé en plus des milliers de morts des cicatrices profondes dans la société ivoirienne et exacerbé les tensions internes.

L’effondrement d’un système néocolonial : la Françafrique en déroute

Depuis les indépendances des années 1960, la France a structuré sa présence en Afrique autour d’accords militaires, du franc CFA et d’une influence déterminante sur les élites politiques. Ce système, que l’anthropologue Jean-Pierre Dozon a qualifié d’ « État franco-africain » et que les médias ont appelé la « Françafrique », a garanti à Paris une position stratégique et économique de premier plan, malgré son déclassement progressif à l’échelle mondiale.

Les accords militaires, signés dès les débuts des indépendances, ont permis à la France de s’implanter stratégiquement grâce à des bases dans des pays clés comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Tchad. Présentée comme une garantie de stabilité régionale, cette politique a souvent été perçue localement comme une ingérence étrangère. Parallèlement, le franc CFA, toujours sous contrôle français malgré une « réforme » annoncée en 2019, a continué de susciter de vives critiques. Sa rigidité et son rôle dans le maintien d’économies extraverties ont freiné l’émancipation des pays africains.

Cependant, ce modèle s’est progressivement effondré sous l’effet des contestations populaires, des bouleversements géopolitiques, des contraintes économiques et des échecs militaires. L’opération Barkhane, mise en place pour stabiliser le Sahel, a échoué à contenir l’expansion djihadiste. Pire, elle a exacerbé un sentiment anti-politique de puissance de la France alimenté par des manifestations massives au Mali, au Burkina Faso et au Niger. Les démantèlements successifs des bases militaires françaises dans ces pays entre 2022 et 2023 ont marqué une rupture historique avec la « Pax Gallica », cet ordre imposé par Paris depuis des décennies.

Une Afrique par elle-même et pour elle-même

Le rejet de l’influence française s’inscrit dans un contexte plus large de transformations profondes sur le continent. L’Afrique d’aujourd’hui, forte de sa jeunesse, regorge d’une énergie nouvelle portée par des aspirations panafricaines, souverainistes et progressistes. Ces jeunes, éduqués, connectés et souvent polyglottes, ne voient plus l’avenir de leur continent dans des relations héritées de la colonisation, mais dans un projet pensé par et pour les Africains.

Cette révolution générationnelle s’accompagne d’un renouvellement des élites politiques et économiques. Une nouvelle classe dirigeante, consciente des défis globaux et des circonstances opportunes offertes par un monde multipolaire, émerge dans des pays comme le Ghana, la Tanzanie, le Sénégal et l’Afrique du Sud. Ces dirigeants prônent une Afrique autonome, affranchie de tutelles étrangères, et tournée vers des partenariats équilibrés.

Ces élites rêvent d’une Afrique désormais actrice majeure de la scène internationale, investissant dans ses propres ressources humaines, naturelles et économiques. La renaissance de discours souverainistes, combinée à une mobilisation sociale sans précédent, traduit cette volonté de s’affranchir des relations asymétriques du passé.

Au Sénégal, cette révolution générationnelle et citoyenne s’incarne dans le leadership du président Bassirou Diomaye Faye et du Premier ministre Ousmane Sonko. Sous la bannière de PASTEF, Ousmane Sonko a plaidé pour une rupture nette avec les mécanismes néocoloniaux, dénonçant l’héritage des accords militaires et le contrôle monétaire exercé par la France avec le franc CFA. Il a également mis en avant l’importance d’investir dans des partenariats continentaux et sud-sud pour renforcer l’autonomie de l’Afrique.

La montée des alternatives : vers une Afrique multipolaire

Depuis deux décennies, les États africains diversifient leurs alliances géopolitiques et économiques. La Russie, la Chine, la Turquie, le Brésil, l’Inde et les pays du Golfe jouent un rôle croissant, concurrençant les anciennes puissances coloniales. La Russie, par le biais de ses initiatives militaires, notamment avec le groupe Africa Corps ex Wagner, a renforcé son influence dans l’ancien pré carré français notamment en Centrafrique et au Mali, séduisant des régimes en quête d’appuis sécuritaires. En échange, Moscou obtient des concessions économiques, particulièrement dans les secteurs miniers.

De son côté, la Chine mise sur le développement des infrastructures. Par l’initiative des « Nouvelles Routes de la Soie », elle finance des ports, routes, et centrales électriques, offrant des conditions souvent perçues comme moins contraignantes que celles des partenaires occidentaux. Ces investissements répondent à des besoins immédiats, même s’ils suscitent des inquiétudes.

D’autres acteurs, comme la Turquie et les pays du Golfe, se positionnent également. La Turquie, avec ses investissements dans le commerce, la construction et l’éducation, renforce son rôle en Afrique. Les pays du Golfe, notamment le Qatar et les Émirats arabes unis, investissent dans l’agriculture et l’énergie, combinant diplomatie économique et soft Power religieux.

Malgré ses promesses, cette diversification s’accompagne de défis. La coopération militaire russe est controversée, et les investissements chinois soulèvent des questions de transparence et d’endettement. Pourtant, ces alternatives offrent une chance de repenser les relations internationales sur des bases plus égalitaires.

Une nouvelle étape s’ouvre pour l’Afrique, caractérisée par un rejet des anciennes relations inégales et l’affirmation d’une vision panafricaine et souveraine. Il ne s’agit pas seulement de rompre avec les vestiges du néocolonialisme, mais également de créer des formes inédites de coopération respectant l’autonomie des nations africaines. Les partenariats équilibrés, qui répondent véritablement aux besoins des populations, doivent devenir la norme. Le Sénégal, guidé par des figures comme Ousmane Sonko et Bassirou Diomaye Faye, incarne cette volonté de redéfinir les relations internationales en libérant le continent des mécanismes de domination et en s’inscrivant pleinement dans un monde multipolaire.

Cependant, ce renouveau ne se réalisera pas sans relever des défis majeurs. Une mobilisation collective est nécessaire pour soutenir des projets inclusifs, où les ressources naturelles, humaines et culturelles du continent seront valorisées au bénéfice des Africains eux-mêmes. Cette quête de souveraineté doit également s’inscrire dans une vision globale de paix, faisant de l’Afrique un acteur clé dans la gestion des enjeux planétaires, qu’ils soient environnementaux, économiques ou sécuritaires.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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