L’AES, alternative ou impasse ? Analyse d’un divorce avec la CEDEAO

Cet article est dédié à la mémoire d’Issa Ndiaye, penseur panafricaniste et défenseur infatigable de la souveraineté et de l’émancipation des peuples africains, qui nous a quittés le samedi 30 novembre 2024. Son engagement intellectuel et politique demeure une source d’inspiration pour toutes celles et ceux qui œuvrent pour une Afrique unie, forte et indépendante. Puisse son héritage éclairer nos choix et nourrir nos espoirs pour l’avenir du continent.

La sortie imminente des États membres de l’Alliance des États du Sahel (AES) — Burkina Faso, Mali, et Niger — de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) marque une rupture géopolitique inédite dans la région. Ce départ, bien que perçu comme un geste d’émancipation face à une organisation jugée sous influence étrangère, pourrait engendrer des pertes considérables pour toutes les parties impliquées, plaçant l’AES et la CEDEAO dans une configuration de « perdant-perdant ».

La CEDEAO : un géant amputé

La décision des trois États sahéliens — Burkina Faso, Mali et Niger — de se retirer de la CEDEAO constitue un séisme géopolitique aux répercussions profondes. Ces nations, cumulant environ 66 millions d’habitants, représentent une part significative de la superficie et de la démographie de l’organisation. Leur départ fragilise la CEDEAO, tant sur le plan économique, diplomatique que sécuritaire.

En 2020, le produit intérieur brut global des États membres de la CEDEAO s’élevait à 686 milliards de dollars américains. La du Burkina Faso, du Mali et du Niger va retrancher une portion notable de ce PIB collectif, affaiblissant le poids économique de l’organisation sur la scène internationale. De plus, la perte de 66 millions d’habitants réduit le marché commun, entravant les ambitions d’intégration économique régionale.

La CEDEAO a joué un rôle crucial dans la stabilisation de la région, notamment face aux menaces terroristes dans le Sahel. Le retrait de ces trois pays, situés en première ligne de la lutte contre le terrorisme, complique la coordination des efforts sécuritaires. Cette fragmentation risque de créer des vides sécuritaires exploitables par des groupes armés, compromettant la stabilité régionale.

Malgré ses lacunes, la CEDEAO demeure un levier essentiel pour l’intégration économique en Afrique de l’Ouest. L’organisation a mis en place une zone de libre-échange visant à faciliter la circulation des biens et des services entre les États membres. Des projets d’infrastructure, tels que le Programme communautaire de développement, englobent 242 projets dans les 15 pays de la CEDEAO, avec un tiers dédié aux infrastructures de transport. Ces initiatives renforcent la connectivité régionale et stimulent la croissance économique.

La CEDEAO travaille pour instaurer une monnaie unique, l’ECO, visant à faciliter les transactions et à renforcer l’intégration économique. Bien que ce projet ait rencontré des difficultés, il demeure un objectif stratégique pour l’organisation. Le départ du Burkina Faso, du Mali et du Niger complique davantage la réalisation de cette ambition, en raison de la réduction du nombre d’États participants.

L’AES : une victoire à double tranchant

En apparence, l’Alliance des États du Sahel (AES), regroupant le Burkina Faso, le Mali et le Niger, se présente comme une réponse audacieuse aux dynamiques régionales et internationales perçues comme oppressives. Cependant, malgré ses ambitions souverainistes et sécuritaires, ce projet confédéraliste se heurte à des obstacles majeurs, liés à des contraintes économiques, géographiques et géopolitiques.

L’absence d’accès direct à la mer des membres de l’AES constitue un handicap économique et logistique de premier ordre. Privés de ports maritimes, ces pays dépendent d’infrastructures terrestres pour acheminer leurs marchandises vers les corridors commerciaux internationaux. Cet enclavement place les membres de l’AES dans une position de dépendance vis-à-vis des pays côtiers, qui peuvent exercer un levier politique et économique sur eux. Par exemple, toute détérioration des relations bilatérales pourrait entraîner des restrictions sur l’utilisation des infrastructures portuaires ou des tarifs prohibitifs, comme cela a été observé par le passé lors de tensions politiques au sein de la région ouest-africaine. La sortie de la CEDEAO, une organisation régionale historiquement intégrée, expose les pays de l’AES à des règles douanières qui peuvent fragiliser leurs économies. Cela va toucher directement le commerce transfrontalier, essentiel pour les populations locales et les industries naissantes. De plus, la dépendance des économies sahéliennes aux exportations de matières premières (or, uranium, coton) accentue leur vulnérabilité face à une interruption des chaînes d’approvisionnement et des marchés.

L’un des objectifs déclarés de l’AES est de construire une union économique forte, en réduisant les barrières commerciales entre ses membres et en renforçant la libre circulation des biens et des personnes. Cependant, cette ambition se heurte à la réalité d’économies encore peu diversifiées et fortement dépendantes de l’exportation de ressources naturelles. L’absence d’une base industrielle significative dans ces pays limite leur capacité à développer des chaînes de valeur régionales, essentielles pour stimuler une croissance économique inclusive. De plus, les infrastructures économiques et énergétiques, encore largement sous-développées, compliquent la mise en œuvre de projets transnationaux. La création d’un marché intégré au sein de l’AES nécessitera d’importants investissements dans les infrastructures de transport, d’énergie et de télécommunications, qui devront être financés dans un contexte de ressources budgétaires limitées.

 Le danger des positions maximalistes : l’influence des stratèges virtuels

Les dirigeants de l’AES doivent également se prémunir contre un danger interne : l’influence croissante de certains conseillers ou figures publiques qui, bien que prolifiques sur les réseaux sociaux, manquent d’ancrage réel dans les masses populaires et d’une vision stratégique durable. Ces influenceurs, souvent habiles dans la rhétorique anti-CEDEAO et souverainiste, poussent les dirigeants de l’AES à adopter des positions maximalistes, notamment en prônant des ruptures brutales et irréversibles avec les institutions régionales.

Cette radicalisation du discours, séduisante pour une frange de la jeunesse urbaine et une opinion publique avide de symboles de souveraineté, pourrait cependant isoler davantage les pays de l’AES, tant sur les plans économiques que diplomatique. Les dirigeants sahéliens risquent de se retrouver enfermés dans une logique de confrontation exacerbée, où toute tentative de compromis ou de pragmatisme serait perçue comme une trahison. Or, comme nous enseigne l’art militaire, une victoire trop poussée, sans analyse des conséquences, peut rapidement se transformer en un désastre stratégique.

L’histoire récente regorge d’exemples où des approches maximalistes ont conduit à des impasses, isolant des régimes ou provoquant des ruptures internes difficiles à gérer. Les dirigeants de l’AES gagneraient à équilibrer leur posture, en prenant soin de s’entourer de conseillers dotés d’une légitimité sociale réelle et d’une compréhension fine des enjeux régionaux, plutôt que de céder aux sirènes de la popularité en ligne. La souveraineté ne se décrète pas uniquement par des ruptures spectaculaires ; elle se construit dans le temps, par des choix pragmatiques et ancrés dans les réalités.

Les figures de l’art militaire : entre réforme et excès

Les théoriciens militaires enseignent que toute campagne doit peser le coût et les bénéfices d’une victoire. La stratégie doit inclure une capacité à négocier après un succès initial. En s’écartant totalement de la CEDEAO, l’AES risque de s’isoler, compromettant ses ambitions économiques et stratégiques. Une stratégie plus mesurée consisterait à opter pour une intégration partielle ou conditionnelle au sein de la CEDEAO, tout en promouvant une réforme interne vers une « CEDEAO des peuples », vision jadis portée par des leaders comme Thomas Sankara.

La sortie annoncée des pays de l’AES de la CEDEAO est autant un signal de rupture qu’un appel à repenser les alliances régionales en Afrique de l’Ouest. Si elle reflète une aspiration légitime à la souveraineté et à l’indépendance, elle pourrait, sans une stratégie intégrative, fragiliser les acteurs concernés. Les dirigeants de l’AES devront s’éloigner des discours maximalistes et privilégier une approche pragmatique, capable d’aboutir à des réformes substantielles sans compromettre leurs acquis ou leurs ambitions. Dans cet écosystème instable, ni la marginalisation ni l’intransigeance ne semblent être des voies durables.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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