Pauvreté et inégalités de santé : le Sénégal à l’heure des réformes vitales

La publication de l’avant-projet de Document de stratégie de développement 2025-2029 du gouvernement du Président Bassirou Diomaye Faye marque un tournant dans l’histoire récente du Sénégal. Ce plan ambitieux cherche à combler les lacunes des politiques antérieures et à transformer en profondeur le paysage social et économique du pays. Pourtant, en matière de santé et de lutte contre la pauvreté, le défi reste colossal. Les politiques précédentes, malgré leur intention louable, ont échoué à réduire les inégalités et à garantir un accès équitable aux soins, notamment pour les plus vulnérables.

L’héritage des réformes économiques imposées par les institutions financières internationales, combiné à une mauvaise gouvernance, a conduit à un système de santé qui, loin de combler les écarts, a souvent renforcé les disparités entre riches et pauvres, entre zones urbaines et rurales. Aujourd’hui, alors que le gouvernement s’engage à mener une politique sociale plus inclusive et à renforcer la protection sociale, cet article vise à analyser les raisons profondes de l’échec des politiques antérieures et à proposer des solutions concrètes en phase avec les nouvelles priorités stratégiques.

La pauvreté : définition, concept et situation

Pour comprendre l’échec des politiques de lutte contre la pauvreté, il est crucial de saisir la véritable nature de celle-ci au Sénégal. La pauvreté n’est pas simplement l’absence de ressources économiques ; elle est un phénomène plus complexe et multifactoriel. Selon l’économiste Amartya Sen, la pauvreté doit être perçue comme une privation des « capabilités », c’est-à-dire l’incapacité des individus à mener la vie qu’ils souhaitent. Cela inclut non seulement le manque de revenus, mais aussi l’absence d’accès aux services sociaux de base tels que la santé, l’éducation, et les infrastructures.

Cette perspective est particulièrement pertinente dans le contexte sénégalais, où la pauvreté affecte principalement les populations rurales et des zones périurbaines. De même, elle touche fortement les groupes marginalisés, les femmes et les jeunes. Ces populations font face à des privations économiques, mais aussi à un accès limité à des services essentiels comme les soins de santé. Tout cela empêche non seulement de vivre dans des conditions décentes, mais entrave aussi le développement du capital humain, qui est un levier crucial pour le développement économique et social du pays.

Le tableau de la pauvreté telle que brossée par les rapports de la Banque mondiale et du Registre national unique (RNU) met en évidence une réalité persistante. Selon le rapport de la Banque mondiale intitulé « Situation économique du Sénégal en 2023 : répondre aux besoins des groupes vulnérables pour le développement national », le taux de pauvreté a atteint 36,3 % en 2022, reflétant l’impact de la hausse des prix des denrées alimentaires sur les ménages à faible revenu. Ces derniers, représentant près de 45 % de la population, sont particulièrement vulnérables aux chocs économiques. Cette pauvreté est encore plus prononcée dans les zones rurales, où vivent 80 % des ménages chroniquement pauvres.

Le rapport souligne également que 54,2 % de la population sénégalaise est à risque de basculer dans la pauvreté en cas de choc économique ou environnemental. Cela montre la fragilité de la situation. Face à cette réalité, le développement de filets de protection et de sécurité sociale apparaît comme des solutions inévitables.

Le Registre national unique (RNU), quant à lui, apporte une cartographie précise des 541 192 ménages identifiés comme étant parmi les plus pauvres du Sénégal, soit environ 29 % des ménages. Ce rapport, édité en collaboration avec la Banque mondiale, met en exergue la forte concentration de la pauvreté dans les régions les plus défavorisées, comme Kolda, Sédhiou et Kédougou, où 64 % des ménages répertoriés vivent en milieu rural. Le RNU révèle également que 85 % des chefs de ménage ne sont jamais allés à l’école, un chiffre encore plus élevé en milieu rural. Le rapport que seulement 37 % des ménages les plus pauvres ont accès à l’électricité, contre 94 % au niveau national dans les zones urbaines. Plus grave, un quart des ménages répertoriés n’a pas accès à une source d’eau potable améliorée, contre 85 % pour l’ensemble de la population. Ces inégalités, tant au niveau des infrastructures que de l’accès aux services sociaux de base, renforcent les dynamiques de pauvreté, limitant ainsi les perspectives d’amélioration des conditions de vie.

La pauvreté ne fait pas que limiter l’accès aux services de santé, elle aggrave également les conditions de vie qui exposent les individus aux maladies et réduisent leurs chances de survie. Selon les données de l’Enquête démographique et de Santé continue (EDS-C) 2023, les ménages ruraux, en particulier, souffrent d’un accès limité aux services de base, aggravant ainsi leur vulnérabilité sanitaire. Par exemple, seulement 53,9 % des ménages en milieu rural bénéficient de services d’assainissement adéquats, contre 73,3 % en milieu urbain. Cette inégalité dans l’accès à des conditions de vie décentes se traduit par des taux plus élevés de maladies liées à l’eau et à l’assainissement, ainsi qu’une exposition accrue à des risques sanitaires.

Ces disparités sont visibles dans les taux de mortalité infantile et maternelle. En milieu rural, le taux de mortalité infanto-juvénile est de 45 pour 1000 naissances vivantes, contre 34 pour 1000 en milieu urbain. Cette inégalité est alarmante et démontre que la pauvreté n’affecte pas seulement la qualité de vie quotidienne, mais aussi la survie même des individus les plus vulnérables, en particulier les enfants et les femmes.

L’influence des institutions internationales et la gestion arbitraire des ressources

Les réformes économiques imposées au Sénégal par les institutions financières internationales, notamment le FMI et la Banque mondiale, ont entraîné des répercussions profondes sur la gestion des services publics, y compris la santé. Dans les années 1980, le Sénégal a été contraint d’adopter des programmes d’ajustement structurel, dont l’objectif principal était de réduire les dépenses publiques. Si ces réformes ont pu stabiliser temporairement l’économie, elles ont eu des effets désastreux sur les systèmes de santé et de protection sociale.

L’introduction de l’Initiative de Bamako, qui visait à décentraliser et à rendre les services de santé plus accessibles en introduisant des frais pour les usagers, a entraîné à certains égards des conséquences contre-productives. En effet, au lieu d’améliorer l’accès aux soins, cette initiative a renforcé les inégalités. Les populations les plus pauvres, incapables de payer pour les services de santé, ont été exclues du système, tandis que les élites urbaines bénéficiaient de services de meilleure qualité.

Au-delà des réformes imposées de l’extérieur, le Sénégal a souffert d’une mauvaise gestion interne des ressources destinées à la santé. Dans de nombreux cas, l’accès aux services de santé, notamment pour les plus démunis, était décidé sur la base de critères arbitraires et non transparents. Par exemple, dans certains centres de santé, l’accès gratuit aux soins pour les « indigents » dépendait de la « bonne volonté » du personnel soignant, sans critères clairs pour identifier les bénéficiaires.

Cette gestion inefficace s’est aussi manifestée dans la distribution inégale des ressources entre les zones rurales et urbaines. Alors que Dakar et les grandes villes bénéficiaient d’une majorité des ressources publiques, les régions rurales, où se concentrent les populations les plus vulnérables, étaient souvent négligées. Le manque de transparence dans la gestion des fonds publics et l’absence de mécanismes de suivi efficaces ont exacerbé ces disparités.

Les inégalités sociales et régionales dans l’accès aux soins

Les disparités entre les zones rurales et urbaines sont l’un des principaux obstacles à l’équité en matière de santé au Sénégal. L’Enquête démographique et de Santé continue (EDS-C) de 2023 montre des écarts significatifs dans l’accès aux soins prénatals entre les femmes vivant en milieu rural et celles en milieu urbain. Dans les zones urbaines, 93,5 % des femmes enceintes reçoivent des soins prénatals, contre un pourcentage beaucoup plus faible dans les régions rurales. Les enfants issus des ménages du quintile de bien-être économique le plus bas sont plus susceptibles de souffrir de malnutrition et de retard de croissance.

Ces inégalités ne se limitent pas à l’accès aux soins prénatals. Les infrastructures de santé dans les zones rurales sont souvent sous-équipées et sous-financées, et le personnel médical y est en nombre insuffisant. Le résultat est un taux de mortalité plus élevé dans les zones rurales. Également, une qualité des soins inférieure à celle offerte dans les grandes villes. Les politiques de décentralisation, bien que conçues pour rapprocher les services de santé des populations, n’ont pas les dotations en ressources financières et humaines nécessaires pour les rendre efficaces.

Le niveau d’éducation joue un rôle crucial dans l’accès aux soins de santé et dans la réduction des inégalités sociales de santé au Sénégal. En effet, un niveau d’instruction plus élevé est directement corrélé à une meilleure capacité d’accès aux services de santé. Les personnes ayant atteint le niveau secondaire ou plus sont mieux informées et donc mieux équipées pour comprendre et utiliser les services de santé disponibles. Cela contraste fortement avec les personnes sans éducation, qui se heurtent à de plus grandes difficultés pour accéder à ces services, notamment en milieu rural.

Les femmes sont particulièrement touchées par ces disparités. Celles qui n’ont pas eu accès à l’instruction, ou dont le niveau d’instruction est faible, rencontrent plus d’obstacles pour obtenir des soins prénatals et postnatals. Selon les données de l’EDS-C 2023, le taux d’alphabétisation est nettement plus bas parmi les ménages les plus pauvres, ce qui crée un cercle vicieux où le manque d’éducation entrave non seulement l’accès aux soins, mais aussi l’adoption de comportements de santé préventifs. Ce phénomène aggrave encore les inégalités sociales et économiques.

Par ailleurs, l’éducation a un impact direct sur la santé des enfants. Les mères avec un niveau d’instruction faible ou inexistant sont plus susceptibles de voir leurs enfants souffrir de malnutrition, de retard de croissance, ou d’autres problèmes de santé. Les taux de mortalité infantile sont ainsi plus élevés chez les enfants dont les mères ont un faible niveau d’éducation. En revanche, les mères instruites sont plus à même de prendre des décisions éclairées concernant la santé de leurs enfants, améliorant ainsi leurs chances de survie.

Ces inégalités démontrent que l’éducation est un levier fondamental pour améliorer l’accès équitable aux soins et réduire les disparités en matière de santé. Pour que les politiques de santé publique atteignent leur plein potentiel, il est donc essentiel de renforcer l’accès à l’éducation, notamment pour les femmes et les populations rurales, et de lier davantage les politiques éducatives aux réformes sanitaires.

La mauvaise gouvernance et la corruption

La mauvaise gestion des ressources publiques et la corruption ont joué un rôle clé dans l’échec des politiques de santé au Sénégal. Bien que des sommes considérables aient été allouées au secteur de la santé à travers divers programmes de financement, une partie importante de ces fonds a été mal gérée, voire détournée. La corruption endémique dans la gestion des hôpitaux et des centres de santé a également contribué à affaiblir.

Les hôpitaux publics sénégalais sont confrontés à une série de dysfonctionnements qui aggravent les inégalités de santé, notamment pour les populations les plus vulnérables. Le scandale de la mort d’Astou Sokhna en 2022 à l’Hôpital Régional de Louga a révélé au grand jour les insuffisances criantes du système[1]. Cette patiente enceinte est décédée faute de prise en charge immédiate, ce qui a provoqué une vague d’indignation à travers le pays. Cet incident montre de manière tragique la négligence médicale et l’absence de soins d’urgence adéquats dans les établissements publics.

Le manque de moyens dans les hôpitaux est flagrant. Les patients sont souvent contraints d’apporter eux-mêmes certains équipements de base ou de payer à l’avance pour être pris en charge. Les réformes hospitalières des années 1990, visant à rendre les hôpitaux autonomes et rentables, ont en réalité accentué la déshumanisation des soins. Les urgences, où les patients sont censés être pris en charge sans délai, deviennent des lieux où l’argent détermine la rapidité et la qualité des soins, ce qui accentue les inégalités.

Le système est également gangrené par la corruption et le clientélisme. De nombreux professionnels de santé, confrontés à des salaires bas et à des conditions précaires, se livrent à des pratiques illégales telles que le travail parallèle ou le « racket ». Les stagiaires peuvent être maintenus dans des situations de précarité sans rémunérations pendant des années, ce qui affecte leur motivation et, par ricochet, la qualité des soins.

Ce contexte a créé une méfiance croissante envers le système hospitalier public. Le procès des sages-femmes de Louga a mis en évidence le besoin urgent d’une refonte du système de santé, avec un financement accru et une réorganisation des priorités. Plutôt que de se concentrer sur la rentabilité, l’hôpital public devrait être recentré sur sa mission première : offrir des soins accessibles, de qualité, et équitables à l’ensemble de la population.

Propositions de solutions pour les nouvelles autorités

Pour corriger les erreurs du passé et améliorer durablement l’équité dans le système de santé sénégalais, plusieurs réformes pourraient être envisagées par le nouveau gouvernement. Il serait bénéfique d’adopter une approche globale et intégrée de la lutte contre la pauvreté, en la reliant directement à la question de l’équité en matière de santé. L’élargissement des programmes de protection sociale permettrait de garantir aux populations les plus vulnérables un accès gratuit aux services de santé. L’investissement dans les infrastructures de santé, particulièrement dans les zones rurales, constituerait également un levier essentiel pour combler les disparités. Un système de couverture sanitaire universelle, financé par des contributions progressives en fonction des revenus, pourrait remplacer l’approche actuelle basée sur la participation financière directe des usagers. Ce modèle favoriserait un accès plus équitable aux soins de santé, notamment pour les plus démunis, tout en assurant la durabilité financière du système.

Le renforcement de la transparence dans la gestion des ressources publiques constitue un axe central des réformes. L’introduction de mécanismes de suivi et d’évaluation rigoureux, couplée à des audits réguliers, garantirait une meilleure utilisation des fonds publics destinés à la santé. Par ailleurs, il serait pertinent de veiller à ce que les nominations dans le secteur de la santé se fondent principalement sur la compétence professionnelle, afin d’assurer une gestion efficace des infrastructures de santé[2]. Une réorientation des investissements publics vers les régions rurales, par la construction de nouvelles infrastructures et la réhabilitation des centres de santé existants, pourrait aider à combler le fossé entre les régions. Parallèlement, des programmes de formation, assortis d’incitations pour attirer et maintenir les professionnels de santé dans les zones défavorisées, contribueraient à améliorer la qualité des soins. Des campagnes de sensibilisation accrues sur la prévention des maladies transmissibles et non transmissibles pourraient aider à réduire les risques sanitaires. De même, une attention particulière à la santé reproductive.

Les échecs répétés des politiques de lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales de santé au Sénégal ne sont pas le fruit d’un hasard, mais bien d’un enchevêtrement de facteurs structurels, politiques et économiques. L’influence des réformes néolibérales imposées par les institutions internationales, la mauvaise gestion des ressources publiques, l’arbitraire dans l’accès aux services de santé et les inégalités régionales ont conduit à un système de santé qui renforce les inégalités au lieu de les réduire.

Cependant, la publication du document de stratégie de développement 2025-2029 par le nouveau gouvernement dirigé par Ousmane Sonko offre une occasion unique de rectifier ces erreurs. Les propositions de solutions qui ont été avancées — telles que la mise en place d’un système de couverture sanitaire universelle, l’amélioration de la gouvernance, et l’investissement dans les infrastructures rurales — constituent des pistes concrètes pour atteindre une véritable équité en matière de santé.

Le Sénégal se trouve aujourd’hui à un tournant décisif. La construction d’un système de santé plus inclusif et équitable est non seulement une nécessité sociale, mais également un impératif pour le développement du capital humain et la croissance économique durable du pays. Il est désormais temps de transformer les promesses politiques en actions concrètes, de bâtir un avenir où chaque citoyen, quel que soit son lieu de résidence ou son niveau de revenu, peut jouir de son droit fondamental à la santé.

Pour aller plus loin

1. Gouvernement du Sénégal. (2024). Vision Sénégal 2050 — Stratégie nationale de Développement 2025-2029. Dakar : ministère de l’Économie, du Plan et de la Coopération

2. Banque mondiale. (2023). Situation économique du Sénégal en 2023 : Répondre aux besoins des groupes vulnérables pour le développement national.

3. Banque mondiale et Direction du Registre National Unique (RNU) de la Délégation Générale à la Protection Sociale et à la Solidarité Nationale (DGPSN). (2023). Profils des ménages les plus pauvres du Sénégal répertoriés dans le Registre national unique (RNU).

4.  Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie du Sénégal Enquête démographique et de Santé continue (EDS-C) 2023.

5. Registre national unique (RNU), République du Sénégal. Données sur la pauvreté et l’accès aux services essentiels au Sénégal.


[1]  Félix Atchadé Sénégal : le procès raté de l’hôpital. Consulté à l’adresse : https://cahiersdesante.fr/editions/senegal-le-proces-rate-de-lhopital/.

[2]  Mohamed Lamine Ly Sénégal : démocratiser la gestion des ressources humaines en santé. Consulté à l’adresse : https://cahiersdesante.fr/editions/50-septembre-2024/senegal-democratiser-la-gestion-des-ressources-humaines-en-sante/.

Avatar de Inconnu

Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

Laisser un commentaire