Une décennie de conflit au Mali : décryptage des enjeux d’une crise persistante

Article extrait d’une étude faite pour le Bureau régional de la Fondation Rosa Luxemburg. L’étude a été publiée en avril 2024. Le rapport intégral « Une décennie de lutte contre le terrorisme » est sur https://rosalux.sn/publications/

Dans cet article les derniers développements géopolitiques avec la création de l’AES ne sont pas discutés. Ils font l’objet d’un article en préparation.

Introduction

Depuis 2012, le Mali, autrefois considéré comme un bastion de stabilité en Afrique de l’Ouest, est plongé dans une crise profonde et multiforme. Le coup d’État de cette année-là a marqué le début d’une décennie de troubles qui ont mis à nu les faiblesses structurelles de l’État malien, tout en révélant les tensions sous-jacentes au sein de la société. Cette crise, initialement perçue comme une rébellion touarègue dans le Nord du pays, s’est rapidement transformée en un conflit complexe, impliquant une multitude d’acteurs, y compris des groupes djihadistes, des milices locales, et des forces internationales.

L’évolution des actes de violence au Mali est particulièrement frappante. Selon les données du Global Terrorism Index 2023, bien que le nombre total d’attaques ait légèrement diminué, le bilan humain est de plus en plus lourd. En 2022, le nombre de décès liés à des actes de violence a augmenté de plus de 50 % par rapport à l’année précédente, atteignant un niveau sans précédent depuis le début de la crise. Cette hausse de la létalité des attaques souligne l’aggravation de la situation sécuritaire, malgré les efforts des autorités maliennes et de leurs partenaires internationaux pour contenir la menace terroriste.

Les violences se sont concentrées principalement dans les régions du Nord et du Centre, mais elles ont aussi touché les abords de la capitale, Bamako. Les civils en sont les principales victimes, représentant plus de 64 % des décès enregistrés en 2022. Cette situation met en évidence les difficultés des stratégies de sécurité mises en œuvre jusqu’à présent, qui n’ont pas réussi à protéger les populations vulnérables ni à stabiliser durablement les zones de conflit.

La complexité de la crise malienne réside dans la multiplicité des facteurs qui la sous-tendent. D’une part, des causes historiques, telles que l’héritage colonial et les structures étatiques fragiles, ont joué un rôle crucial. D’autre part, des dynamiques contemporaines, comme la mondialisation néolibérale, les inégalités socio-économiques, et la radicalisation religieuse, ont exacerbé les tensions. Le Mali est ainsi devenu un terrain fertile pour les groupes djihadistes qui exploitent ces fractures pour étendre leur influence.

Cet article se propose de décrypter les racines profondes de cette crise, d’examiner les stratégies mises en place pour y remédier, et d’analyser les perspectives d’avenir pour ce pays. À travers une exploration des questions foncières, du capitalisme rural, et des crises spécifiques au Centre et au Nord du Mali, nous tenterons de comprendre comment ces éléments s’entrelacent pour alimenter un conflit qui semble aujourd’hui sans fin.

1. Contexte historique et géopolitique

La formation de l’État malien moderne est profondément marquée par son passé colonial. Sous la domination française, le territoire, alors appelé le Soudan français, fut intégré dans une structure étatique centrée sur l’exploitation des ressources agricoles et minières. À l’indépendance en 1960, le Mali hérite de frontières qui ne tiennent pas de réalités historiques des mouvements des populations et d’un État centralisé, sans véritables moyens de gouvernance efficace. Les disparités régionales et les divisions ethniques, exacerbées par la colonisation, deviennent alors des sources de tensions récurrentes. Le pacte colonial franco-africain a également laissé une empreinte durable, rendant le Mali dépendant des puissances étrangères pour son développement.

L’intégration du Mali dans la mondialisation néolibérale des années 1980 a entraîné des conséquences profondes sur le tissu social et économique du pays. Le capitalisme rural, imposé par les réformes de libéralisation, a transformé les pratiques agricoles et modifié les structures foncières traditionnelles. Les terres, autrefois gérées selon des systèmes coutumiers, ont été progressivement marchandisées, favorisant l’essor des grandes exploitations agricoles au détriment des petites fermes familiales. Cette transition rapide vers un capitalisme agraire a exacerbé les inégalités sociales et économiques, créant des tensions accrues dans les zones rurales.

2. Les déterminants de la crise malienne

Le Mali se classe parmi les pays les plus pauvres du monde, avec un Indice de Développement Humain (IDH) en 2021 de 0,428, le plaçant au 186e rang mondial. La pauvreté, combinée à une croissance démographique rapide, constitue un facteur majeur de l’instabilité du pays. Le taux de pauvreté multidimensionnelle, qui prend en compte la santé, l’éducation et le niveau de vie, touche 68,3 % de la population. La faiblesse des infrastructures, l’accès limité aux services de base, et la précarité des emplois créent un terreau fertile pour le mécontentement social et l’émergence de conflits.

La déstabilisation du monde rural au Mali est en grande partie liée aux tensions autour de l’accès à la terre. Les terres, historiquement régies par des droits coutumiers, ont été progressivement marchandisées, notamment avec l’introduction de nouvelles cultures de rente et l’arrivée d’investisseurs privés. Cette évolution a entraîné une individualisation des droits fonciers, souvent au détriment des communautés locales. La compétition pour l’accès aux terres fertiles, exacerbée par la pression démographique et les changements climatiques, a conduit à des conflits récurrents entre agriculteurs et éleveurs, et parfois entre communautés sédentaires et nomades. L’incapacité de l’État à arbitrer ces conflits a souvent laissé les populations locales livrées à elles-mêmes, favorisant l’escalade de la violence.

La crise malienne est également alimentée par des revendications identitaires et socio-économiques. Les populations du Nord, notamment les Touaregs, se sentent historiquement marginalisées par le pouvoir central de Bamako. La rébellion touarègue de 2012, bien que rapidement récupérée par des groupes djihadistes, reflète un malaise profond lié à des décennies de négligence et d’injustice perçue. De même, les Peuls du Centre du Mali, qui se perçoivent comme victimes de stigmatisation et de marginalisation, sont de plus en plus attirés par les discours djihadistes, qui leur promettent protection et justice.

3. L’Islam au Mali : Diversité religieuse et tensions internes

L’Islam est présent au Mali depuis des siècles, introduit par les commerçants arabes bien avant l’arrivée des colonisateurs européens. Initialement adopté par les élites dirigeantes, l’Islam s’est progressivement diffusé parmi la population, mais il n’a jamais été monolithique. Au contraire, le Mali se distingue par la pluralité de ses expressions religieuses. Les deux principales confréries soufies, la Tijâniyya et la Qâdiriyya, jouent un rôle central dans la vie religieuse malienne, en particulier dans les zones rurales.

Ces confréries ne sont pas seulement des organisations religieuses, mais aussi des acteurs politiques influents. Par leur réseau d’établissements et leur clientèle de notables, elles exercent une influence considérable sur la société malienne. Cependant, cette domination est aujourd’hui contestée par de nouveaux mouvements religieux, notamment le wahhabisme, qui gagne du terrain dans les grandes villes et parmi les élites éduquées.

Le wahhabisme, apparu au Mali dans les années 1940-1950, prône un retour aux sources de l’Islam, critiquant les pratiques des confréries soufies. Ses adeptes, formés dans les universités islamiques du Moyen-Orient, jouent un rôle croissant dans la vie politique et religieuse du Mali. Cette dynamique de réislamisation, accentuée par les crises successives, a conduit à l’émergence de groupes djihadistes qui exploitent les frustrations sociales et les divisions religieuses pour étendre leur influence.

4. Les principaux acteurs du conflit et l’économie politique des crises

Le Nord du Mali est le théâtre d’une rébellion touarègue récurrente, souvent perçue comme une revendication identitaire mais qui s’inscrit également dans une économie politique spécifique. Les Touaregs, ont vu leur situation se détériorer avec l’introduction de politiques économiques néolibérales. L’économie informelle, basée sur le commerce transsaharien, a été progressivement supplantée par des réseaux illicites de trafic de drogue, d’armes et d’êtres humains. Les groupes djihadistes, en s’emparant de cette économie parallèle, ont consolidé leur emprise sur la région, transformant le Nord du Mali en une zone grise échappant au contrôle de l’État.

Dans le Centre du Mali, la crise est également liée à des dynamiques économiques et politiques complexes. La montée en puissance des milices locales et des groupes d’autodéfense, souvent organisés sur des bases communautaires, est une réponse à la faiblesse de l’État face à l’insécurité croissante. Cependant, ces groupes contribuent également à l’escalade des conflits intercommunautaires, notamment entre agriculteurs sédentaires et éleveurs nomades. Les Peuls, souvent stigmatisés et accusés de collusion avec les djihadistes, ont été particulièrement touchés par ces violences. L’économie politique de la région, marquée par la précarité et l’exclusion, alimente ainsi un cycle de violence difficile à briser.

L’intervention militaire française, d’abord avec l’opération Serval en 2013, puis avec l’opération Barkhane, visait à stabiliser la région en neutralisant les groupes djihadistes. Cependant, malgré un succès initial, ces interventions n’ont pas réussi à éradiquer la menace terroriste. Au contraire, la présence militaire étrangère a été perçue comme une ingérence, provoquant des tensions entre la France et le gouvernement malien, qui ont culminé avec le retrait des troupes françaises en 2022. Les échecs répétés des initiatives internationales soulignent la nécessité d’une approche plus intégrée, tenant compte des réalités socio-économiques et politiques locales.

5. Conséquences et perspectives

La crise malienne a des conséquences dévastatrices sur l’économie du pays. La destruction des infrastructures, la fermeture des écoles et la perturbation des activités agricoles ont plongé des millions de Maliens dans une situation d’insécurité alimentaire et de pauvreté accrue. Le déplacement forcé de populations, avec plus de 401 000 personnes déplacées en 2022, accentue la pression sur les ressources déjà limitées.

Les violences ont provoqué une véritable crise humanitaire, avec des milliers de personnes forcées de fuir leurs foyers. Les camps de déplacés, principalement dans les régions centrales et septentrionales, sont confrontés à des conditions de vie extrêmement précaires, exacerbées par le manque d’accès aux services de base.

Pour sortir de l’impasse, il est crucial d’adopter une approche inclusive qui prenne en compte les réalités socio-économiques et culturelles du Mali. Une résolution durable de la crise passe par le renforcement de l’État, la promotion du développement économique, et la réconciliation nationale. Les initiatives locales, telles que les accords de paix intercommunautaires, pourraient offrir des modèles viables pour une paix durable, à condition qu’elles soient soutenues par des réformes politiques et économiques en profondeur.

Conclusion

La crise malienne, qui perdure depuis plus d’une décennie, incarne la complexité des conflits contemporains en Afrique de l’Ouest, où se mêlent héritages historiques, pressions économiques, revendications identitaires et dynamiques géopolitiques. Le Mali, autrefois considéré comme un exemple de stabilité démocratique dans la région, se trouve aujourd’hui confronté à des défis d’une ampleur sans précédent.

Cette crise ne peut être comprise sans une analyse des multiples facteurs qui l’ont alimentée. L’héritage colonial a laissé au Mali un État aux fondations fragiles, incapable de répondre efficacement aux besoins de sa population. La mondialisation néolibérale, avec ses réformes économiques souvent imposées de l’extérieur, a accentué les inégalités sociales et économiques, en particulier dans les zones rurales, où la marchandisation des terres a exacerbé les tensions foncières et miné les systèmes de gouvernance traditionnelle. Les revendications identitaires, portées notamment par les Touaregs du Nord et les Peuls du Centre, se sont trouvées exacerbées par une marginalisation économique et politique qui remonte à des décennies.

L’analyse de la situation sécuritaire montre que, malgré les interventions militaires nationales et internationales, la violence s’est intensifiée, avec une augmentation alarmante du nombre de victimes civiles. Les groupes djihadistes, profitant du vide sécuritaire et de l’effritement de l’autorité de l’État, ont consolidé leur présence, non seulement au Nord, mais aussi dans le Centre du pays. La prolifération des milices locales et des groupes d’autodéfense, bien que compréhensible en l’absence de protection étatique, a contribué à la fragmentation du paysage sécuritaire et à l’escalade des conflits intercommunautaires.

L’impact de cette crise est dévastateur. Le tissu économique du Mali, déjà fragile, a été sérieusement endommagé. Les infrastructures sont en ruines, l’insécurité alimentaire est endémique, et des centaines de milliers de personnes ont été déplacées, souvent dans des conditions de vie extrêmement précaires. L’éducation et la santé, deux piliers essentiels pour l’avenir d’une nation, ont été gravement affectées par les fermetures d’écoles et les attaques contre les centres de santé.

Pourtant, malgré la gravité de la situation, des pistes de résolution existent. La stabilisation du Mali passe par une révision profonde des stratégies jusqu’ici adoptées. Il ne s’agit plus seulement de mener des opérations militaires contre les groupes armés, mais de s’attaquer aux racines mêmes des conflits. Cela implique de repenser la gouvernance du pays, de renforcer les institutions étatiques, et de promouvoir une véritable décentralisation qui permette aux populations locales de participer activement à la gestion de leurs affaires. Il est également crucial de revitaliser l’économie rurale, de réformer le système foncier pour réduire les tensions et de créer des opportunités économiques pour la jeunesse, qui est souvent la première victime du chômage et de la pauvreté.

La réconciliation nationale est un autre pilier essentiel. Les efforts de paix doivent inclure toutes les composantes de la société malienne, en particulier les groupes marginalisés qui se sentent exclus du processus politique. Un dialogue inclusif, où toutes les voix sont entendues, est indispensable pour reconstruire la confiance et créer un sentiment d’unité nationale.

Enfin, la communauté internationale doit repenser son approche au Mali. Plutôt que de se concentrer exclusivement sur les aspects sécuritaires, il est crucial de soutenir des initiatives locales et de promouvoir des solutions endogènes qui prennent en compte les réalités du terrain. Les programmes de développement doivent être conçus de manière à renforcer la résilience des communautés locales face aux chocs économiques et climatiques.

En somme, la sortie de crise au Mali nécessite une approche holistique qui combine sécurité, développement, justice sociale et réconciliation. Le chemin sera long et semé d’embûches, mais il est essentiel pour que le Mali retrouve la paix et la stabilité. Le pays doit, avec l’aide de ses partenaires, construire un avenir où les aspirations de tous ses citoyens, quelles que soient leurs origines, puissent être pleinement réalisées.

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Auteur : Félix Atchadé

Je suis médecin, spécialiste de Santé Publique et d’Éthique Médicale. Je travaille sur les questions d’équité et de justice sociale dans les systèmes de santé. Militant politique, je participe à l'oeuvre de refondation de la gauche sénégalaise.

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