La voie sénégalaise du souverainisme

Au cours de sa première sortie publique depuis sa prise de fonction comme Premier ministre, Ousmane Sonko a donné un peu plus d’indications sur le projet souverainiste dont lui et son parti sont porteurs. Il est économique, civique, panafricaniste et anti-impérialiste.

Le jeudi 16 mai 2024, à l’université (UCAD) de Dakar, Ousmane Sonko agissant en qualité de président PASTEF (la précision est de lui) a coanimé avec Jean Luc Mélenchon le président de l’Institut la Boétie et fondateur du mouvement politique français, La France insoumise (LFI), une conférence ayant pour thème « Échanges sur l’avenir des relations Afrique — Europe ». L’amphithéâtre de 1200 places de l’UCAD 2 a refusé du monde et l’exercice a parfois viré à la réunion publique tant l’enthousiasme des participants fut débordant. Ceux qui attendaient des échanges de hautes factures sur les enjeux stratégiques, géopolitiques, économiques et sociétaux n’ont pas été déçus. Les deux hommes sont restés des fidèles à leurs réputations. Ils ont exposé leurs accords et désaccords dans le respect et la courtoisie. Il est à noter que les points d’accord étaient nettement plus nombreux que les divergences.  

Civique et économique

Le Premier ministre Ousmane Sonko, dont c’était la première prise de parole publique, a saisi l’occasion pour développer un peu plus l’idée que lui, son parti et le Président de la République Bassirou Diomaye Faye se font du souverainisme et du panafricanisme. Il a esquissé avec la liberté de ton et la clarté du propos qu’on lui connait, la philosophie et la quintessence d’un des thèmes de la campagne qui a permis le triomphe de la coalition « Diomaye Président » le 24 mars 2024. La voie sénégalaise du souverainisme exposée le président du PASTEF est un subtil mélange de considérations économique, civique et culturel. On y décèle des velléités de révolution sociale, car le souverainisme que revendique le Premier ministre ne peut s’en passer. Il y a un rejet des influences néocoloniales ou postcoloniales dans les relations avec les pays étrangers notamment la France en ce qui concerne le Sénégal. Il y a la volonté de promouvoir la coopération et de la solidarité avec d’autres nations souverainistes.

Ousmane Sonko a de nouveau affirmé et sans ambiguïté que la souveraineté monétaire est une condition indispensable pour le développement du Sénégal et de l’Afrique. Il a dénoncé le franc CFA, qu’il considère comme un instrument de domination qui maintient le Sénégal et les pays qui ont en partage avec lui cette monnaie dans une situation de subordination et de servitude vis-à-vis de la France. Pour lui, dans la situation du Sénégal, une politique adaptée aux besoins et réalités passe par la création d’une monnaie communautaire ou, en l’absence d’assentiment des autres pays, nationale adossée à au moins deux devises. Les bases militaires étrangères sur le territoire national vont être démantelées. Elles sont l’expression d’une indépendance nominale qu’il est temps de dépasser pour entrer de plain-pied dans le concert des nations qui décident par elles et par elles-mêmes.

Panafricaniste et anti-impérialiste

Le PASTEF n’est pas hostile à la mondialisation. Il la considère comme un phénomène inéluctable dont il est possible de saisir des opportunités pour améliorer les conditions de vie des Sénégalaises et des Sénégalais. Sa critique porte sur le modèle néolibéral de celle-ci qui favorise les intérêts des multinationales et des pays riches au détriment des pays et des peuples. Il dénonce les accords de libre-échange, le pillage des ressources naturelles, l’endettement, la corruption et la mauvaise gouvernance.

Dans la géopolitique du panafricanisme entendue comme rivalité de pouvoirs au sein de la communauté des tenants de cette idéologie, Ousmane Sonko a marqué sa différence avec les figures médiatiques et des réseaux sociaux de cette mouvance. S’il partage avec elles le soutien aux pays de l’Alliance des États sahéliens (AES)[1], ils divergent fortement dans l’approche pour réaliser l’idéal du panafricanisme à savoir l’unité et l’intégration de l’Afrique et de ses diasporas à travers le monde. Le président du PASTEF a une approche par le bas, celle des citoyens qui prennent la responsabilité de changer les choses chez eux. Pour lui, le panafricanisme n’a pas de fondement racial ou ethnique. Encore moins religieux. Il englobe toutes les communautés. C’est un « nationalisme civique » fondé sur un projet de société, celui de la libération et l’épanouissement de peuples sous domination étrangère et soumis à l’exploitation par un système mondial inique. Dans le système international, il s’agit d’un panafricanisme de non-alignement comme celui des anciens (Kwame Nkrumah) ou plus récemment celui de la « Renaissance africaine » de Thabo Mbeki.  

Ousmane Sonko a suffisamment d’expérience et de vécu politiques pour savoir que le souverainisme et le panafricanisme que projette PASTEF ont des opposants farouches dans le pays. Cela va des élites politiques et économiques qui profitent du système néocolonial et qui sont inféodées aux intérêts étrangers, aux forces obscurantistes qui instrumentalisent la religion et l’ethnie pour diviser le peuple et entraver le progrès. Ils ont d’énormes moyens et des relais médiatiques pour tenir un contre-discours fait de petits et grands arrangements avec les faits et la vérité, d’affabulations et de propagandes mensongères. Pour faire face, PASTEF doit construire une alliance patriotique, démocratique et progressiste. Cela passe par la mobilisation citoyenne et à l’éducation populaire et l’élargissement de sa base sociale. L’alternative crédible et durable au « système » est à ce prix.

                                                                          Dr Félix Atchadé


[1] L’Alliance des États du Sahel (AES) encore appelé Liptako-Gourma est un pacte de défense mutuelle conclu entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso le 16 septembre 2023.

La titrologie, le FMI et le « Projet »

Madiambal Diagne est un titrologue des communiqués de presse du Fonds monétaire international (FMI). Il en est l’incarnation. La titrologie est un concept issu de la recherche ivoirienne en sciences de la communication. Nanourougo Coulibaly la définit comme « une forme de consultation des journaux… » consistant « à lire les titres qui occupent la Une, à se faire une opinion et à prendre position sur l’actualité à partir de bribes d’information, parfois tronquées, ainsi récoltées ».[1] La lecture du titre du communiqué du FMI du 3 MAI 2024 « Les services du FMI achèvent leur visite au Sénégal » a inspiré monsieur Diagne. Au point de faire de son éditorial une fiction. Celle-ci ne manque pas de piquant. Les sophismes et les raccourcis discursifs la rendent parfois drôle. À l’insu du propre gré de Madiambal Diagne…

Madiambal Diagne le titrologue  

Dans son envolée lyrique, l’administrateur du Quotidien dresse un tableau de la situation économique du pays, de la relation avec le FMI et du tandem à la tête de l’exécutif qui nous oblige à frotter nos yeux pour croire à la réalité de ce qu’il nous est donné de lire. Tout y passe, le dilettantisme supposé du tandem Faye-Sonko, le « projet » qualifié « d’arlésienne », « virtuel ». Le Plan Sénégal émergeant (PSE) du président Sall érigé l’alpha et l’oméga du développement du Sénégal. L’impossibilité d’élargir l’assiette fiscale et d’en augmenter les recettes. Cerise sur le gâteau ou miracle de la titraille, monsieur Diagne affirme : « IL NE RESTE PLUS À DIOMAYE ET SONKO QUE DE NOMMER AMADOU BA PREMIER MINISTRE ». Si prendre langue avec le FMI vaut de revenir au passé, autant nommer Abdou Diouf qui a signé en 1979 le premier accord d’assistance financière avec cette Institution. Le Sénégal a adhéré au FMI le 28 septembre 1963. On doit au duo Senghor-Dia, la Loi 1962/26 du 23 février 1962 approuvant l’adhésion du Sénégal au Fonds Monétaire International, à la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement, à la Société Financière Internationale et à l’Association Internationale pour le Développement a permis cela. Faut-il le ressuscité ?  Contrairement à ce que Madiambal Diagne en dit, la rencontre avec la délégation du FMI s’inscrit dans l’activité routinière des gouvernants. Elle ne présage en rien un quelconque virage dans les engagements pris par le pouvoir issu de l’élection du 24 mars 2024.

Qu’est venu faire le FMI au Sénégal

En mai 2023, les autorités sénégalaises et les services du FMI sont parvenus à un accord de financement étalé sur 36 mois au titre du Mécanisme élargi de crédit (MEC) et de la Facilité élargie de crédit (FEC) d’un montant de 1,526 milliard de dollars américains, combinés à la Facilité pour la résilience et la durabilité (FRD) d’un montant de 327,1 millions de dollars américains. Ces différents concours financiers du FMI sont destinés à permettre au Sénégal de résorber ses problèmes de financement de sa balance des paiements[2]. Il implique un accompagnement prolongé du FMI et une période de remboursement plus longue. C’est dans ce cadre que s’inscrit la visite de l’équipe du FMI. Une autre visite est prévue au calendrier des prochaines semaines. Depuis, la signature de l’accord de mai 2023, il y a eu plusieurs visites : en octobre 2023 et en février 2024. Dans le même cadre, le Sénégal a adopté une règle budgétaire qui prévoit de mettre de côté les recettes pétrolières et gazières pour financer la transition vers les énergies renouvelables. Il a également bénéficié de la facilité pour la résilience et la durabilité du FMI et d’un partenariat pour une transition énergétique juste avec les pays du G7 et l’Union européenne (UE).

Toute cette panoplie de nouveaux accords avec le FMI est la continuation par d’autres voies de l’ajustement structurel. Nous sommes toujours dans le « consensus de Washington » ou pour être plus précis dans ce que l’économiste Stephen Klasen a appelé le « nouveau consensus de Washington »[3]. Il s’agit entre autres d’assurer la stabilité économique, la libération des marchés financiers, la réduction de la protection c’est-à-dire le désarmement douanier et la promotion des exportations. Les mesures de stabilité macroéconomique qui est considérée comme la condition nécessaire à la croissance qui réduit la pauvreté. Elles ciblent les politiques de change et monétaires pour maitriser les taux d’inflation, la réduction des déficits budgétaires par suppression les subventions.

Macky Sall nous a légué l’ajustement structurel

Ces politiques menées depuis le Plan à court terme de stabilisation (1979/80) et qu’on a appelé tour à tour, Plan de redressement économique et financier (1980/85), Plan d’ajustement économique et financier à moyen et long terme (1985/92)[4] jusqu’au Plan Sénégal émergeant (PSE)[5] ont montré leur incapacité à développer le Sénégal. Leur inanité est manifeste chaque fois que notre pays est confronté à un choc. Depuis trois ans, nous sommes dans une situation économique difficile. Les conditions financières mondiales se sont resserrées. Le Sénégal à l’instar de nombreux pays africains à des difficultés d’accès aux marchés financiers. Les prévisions de croissance très positives pour le Sénégal reposent en grande partie sur la hausse des revenus attendue de l’exploitation commerciale des réserves de gaz et de pétrole. Le lancement de la production du champ pétrogazier de Grand Tortue Ahmeyim (GTA), reporté à plusieurs reprises, est désormais attendu pour la fin de l’année 2024. Les recettes fiscales et d’exportation qui en seront tirées sont de nature à améliorer l’équilibre des comptes publics. 

Le déficit budgétaire s’est nettement creusé depuis 2019. En 2022, il a même été de −6,6 % du PIB. Il était dû en partie aux programmes de soutien destinés à atténuer les conséquences économiques et sociales de la crise sanitaire puis de la guerre en Ukraine. Mais il était prévisible qu’au moindre choc interne ou exogène les finances publiques en pâtiraient. Dans la loi des finances 2024 votée à la fin de l’année dernière, le déficit budgétaire est projeté à –3,9 % du PIB. Le gouvernement sous la présidence de Macky Sall s’était engagé auprès du FMI à le ramener à moins de 3 % du PIB en 2025.

La dette publique est selon le FMI à 72,5 % du PIB et près d’un tiers des revenus de l’État sont consacrés au paiement de son service (principal et intérêts). En 2015, cette dette représentait 34,5 % du PIB. Le service de la dette atteint en ce qui concerne les recettes d’exportations de biens, services et revenus des niveaux inégalés depuis trois décennies. Les trois quarts du stock de la dette sont dus à des créanciers externes, dont environ un tiers auprès d’investisseurs privés. Cette dette est libellée en grande partie en devises. Les investissements auxquels elle a servi, génèrent surtout du franc CFA.

Le « Projet » va nous sortir de cette situation

Le Président Bassirou Diomaye Faye a été élu sur une ligne politique claire et limpide : un triptyque souverainiste (fin à l’oppression politique, de la domination économique et de l’aliénation culturelle), la restauration de la démocratie, le renforcement de l’État de droit et la réforme radicale de la gouvernance et la lutte implacable contre la corruption. Les Sénégalais ont donné un mandat et une légitimité sans ambigüité au Président Bassirou Faye. Ils lui demandent de tenir les promesses du « Projet ». Celui-ci est d’abord une vision, une philosophie : comptons d’abord sur nos propres forces et notre intelligence collective pour bâtir un pays de justice, de démocratie, de prospérité partagée et de progrès social. Un pays débarrassé de la mauvaise gouvernance et de la corruption. Certes, nous ne sommes pas seuls au monde. Nous sommes insérés à la périphérie du système-monde capitaliste. Nous avons pris des engagements dans des cadres aussi divers que l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), etc. Qu’à cela ne tienne ! Tous ces engagements ne nous privent pas de toute marge de manœuvre. Il y a le levier budgétaire. En attendant de prendre possession de notre monnaie. L’augmentation de la productivité notamment dans le secteur primaire. Celle du capital humain grâce à un système de santé et éducatif performant qui ne laisse personne sur le chemin. Nous sommes loin d’avoir atteint le niveau dit du « trop d’impôt tue l’impôt ». Nous devons faire d’inventivité, rompre avec les vieilles recettes. Il ne s’agit pas de réinventer la roue, mais d’explorer des voies de développement penser pour nous et par nous.

Adaptation de mon éditorial dans le quotidien YOOR YOOR Bi du 13 mai 2024

                                                                                                 Dr Félix Atchadé  


[1] Coulibaly, Nanourougo. « La « titrologie » en Côte d’Ivoire. Discours médiatique et perpétuation des antagonismes politiques », Communication & langages, vol. 190, no. 4, 2016, pp. 125-141.

https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2016-4-page-125.htm

[2] Fonds monétaire international (FMI)  Fiches techniques

https://www.imf.org/fr/About/Factsheets

[3] Klasen, S. (2005). Economic growth and poverty reduction: measurement and policy issues.

[4] Diouf, Makhtar. « La crise de l’ajustement. » Politique africaine 45.1 (1992): 62-85.

[5] Emergent, Plan Senegal. « République du Sénégal. » (2014).