L’art de la négociation

L’abrogation du décret présidentiel portant dissolution du PASTEF marque la fin d’un conflit opposant deux camps respectivement incarnés par le Président de la République Macky Sall et le maire de Ziguinchor, Ousmane Sonko. C’est l’épilogue d’une « guerre » — osons le mot — entre deux ambitions, deux visions du devenir du pays, deux franges de la bourgeoisie politicobureaucratique. Sans grand risque de se tromper, on peut dater le début de ce conflit au remaniement de novembre 2020, lequel fait suite à l’élargissement de la majorité présidentielle avec la cooptation d’Idrissa Seck. En scellant cette alliance avec celui qui est arrivé deuxième à la présidentielle février 2019, le président a fait d’une pierre non pas deux coups, mais trois. Il s’est débarrassé des ambitieux réels, supposés, putatifs et affublés de son camp. Exit ! Aly Ngouye Ndiaye, Aminata Touré, Mactar Cissé, etc.  Il a nommé à la tête du ministère de l’Intérieur, un « serial killer » d’opposants, Félix Antoine Diome, un « ambitieux aux dents très longues ». Lesquelles « rayent le parquet » si l’on en croit ceux qui prétendent le connaître.  La feuille de route de monsieur Diome ne faisait même pas un paragraphe. Il avait pour mission d’affaiblir, voire réduire à leur « plus simple expression » Ousmane Sonko et le PASTEF. Commencé à fleurets mouchetés avec la publication d’un communiqué de presse ministériel à 2 h du matin (sans doute pour montrer que la mission occupait également ses nuits) menaçant de dissolution PASTEF, le duel va se métamorphoser en « guerre » à partir de février 2021. Elle prendra tous les aspects de l’art : de tranchées, de positions, de mouvements, offensives, défensives…  

L’épilogue d’un conflit où aucune des parties n’est anéantie suscite chez les protagonistes des sentiments ambivalents. Chaque camp est traversé d’une ligne de partage entre les « réalistes » et ceux qui considèrent que la fin de la belligérance est prématurée. Chez les vainqueurs, les tenants de cette idée soutiendront que l’avantage n’a pas été poussé jusqu’à son terme. Chez les vaincues, ils diront que l’armistice a été signé alors que la défaite ne pointait pas à l’horizon. Dans le cas qui nous occupe, on retrouve ces mêmes dispositions d’esprits. Dans le camp de PASTEF, la victoire pour beaucoup de militants devrait être synonyme de : « Ousmane Sonko Cinquième président ! Macky Sall au gnouf ! ». Cette position est légitime si l’on prend en compte les souffrances infligées, les blessés, les mutilés, les morts, etc. Mais elle se heurte au principe de réalité. C’était un combat asymétrique. Macky Sall avait pour lui les moyens humains et matériels de l’État. Des fonctionnaires, des magistrats, des institutions s’étaient ligués pour défendre les intérêts politiques du Président de la République. Au « projet » de PASTEF, cette alliance a opposé un « contre-projet » caractérisé par une répression inédite dans l’histoire politique du Sénégal contemporain.       

À la conférence de presse tenue le lendemain de sa sortie de prison, Ousmane Sonko, a été transparent sur les négociations qui ont abouties à sa libération, celles de Bassirou Diomaye Faye et de l’ensemble des détenus politiques. La question que se posent tous les suspicieux est : qu’a-t-on échangé ? Pour le maire de Ziguinchor, la contrepartie est évidente : abrogation du décret de dissolution de PASTEF, libération des détenus et participation à la campagne électorale. La contrepartie pour le président Macky Sall est la fin des attaques politiques contre sa personne et l’occasion de quitter le pouvoir la tête haute. Ousmane Sonko et le PASTEF n’ont pas les moyens de refuser à Macky Sall de telles exigences. Lui-même a pu s’en rendre compte — avec la défection de son allié historique qu’est le président du Conseil constitutionnel, Badio Camara, qu’il n’est plus omnipotent. Il s’est heurté à l’impossibilité juridique et politique de dissoudre le Conseil Constitutionnel. S’il en avait eu les moyens, il l’aurait fait sans états d’âme ! Il a fallu un communiqué de presse de la Commission électorale nationale autonome (CENA) rappelant à ses devoirs un fonctionnaire (le Directeur général des élections) qui refusait d’obéir à la loi, pour que le Président Sall décide de la fin de la mission ses membres.

Il y a dix mois, seuls les militants les plus déterminés et dotés d’un optimisme à toute épreuve croyaient en la possibilité d’un avenir politique pour Ousmane Sonko et le PASTEF. Aux yeux de nombreux Sénégalais, ils étaient les agneaux du sacrifice nécessaire au renoncement de Macky Sall à un troisième mandat. Quelques mois auparavant, ils avaient refusé de « négocier le couteau sous la gorge ». Alors pourquoi l’ont-ils fait à partir du début de cette année ? Certains répondront par la formule : le temps de la négociation était arrivé. Cela est vrai, mais est un peu fataliste. En vérité, Macky Sall avait abattu toutes ses cartes et le PASTEF avait conscience d’avoir atteint la limite des possibilités qu’offre la résistance civique dans une démocratie et un État de droit. En définitive, cette citation d’Ambrose Bierce résume l’art de la négociation d’Ousmane Sonko et du PASTEF : « Ne négocions jamais avec nos peurs. Mais n’ayons jamais peur de négocier. »

Macky Sall ou le leadership anachronique

Le succès du programme économique de tout dirigeant arrivant à la tête d’un pays, comme le Sénégal – inséré à la périphérie du système-monde capitaliste-  dépend certes de la pertinence de son projet, mais également de l’environnement international. C’est-à-dire des orientations et des options en cours au centre du système (Etats-Unis, Europe occidentale, Japon). C’est un aléa sur lequel, les marges de manœuvre endogènes des « pays en développement » sont limitées. Il peut être favorable ou défavorable. Nous appellerons cet impondérable : « la chance de la gouvernementalité[1] à la périphérie ». De ce point de vue, le président Abdou Diouf n’a pas eu de « chance ». Il est arrivé au pouvoir en pleine « révolution néolibérale » incarnée par les personnalités telles que le président américain Ronald Reagan, la Première ministre du Royaume-Uni Margareth Thatcher et le président de la Réserve fédérale américaine Alan Greenspan. Ils ont procédé au démantèlement des États-providence, dérégulé les marchés du travail, promu le secteur privé plus précisément les multinationales. Leur politique de l’offre et le monétarisme qu’ils ont promu ont entrainé des casses sociales importantes.

À la périphérie, notamment en Afrique et Amérique du Sud, ces politiques ont été déclinées sous la férule de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) en ce qu’on appelle ajustement structurel. Au Sénégal, sous Abdou Diouf, cela s’est traduit par la privatisation d’entreprises publiques, la réduction des dépenses publiques, la suppression des subventions, la dévaluation de la monnaie, la réforme du secteur financier, des départs « volontaires » de la Fonction publique, une paupérisation plus accentuée,  la quasi-disparition de la classe moyenne, hausse du chômage, une augmentation des inégalités sociales et une détérioration des conditions de vie. Le Président Diouf a gouverné dans cet environnement socio-économique. Sa « malchance de la gouvernementalité périphérique » a été paradoxalement l’occasion d’un progrès du point de vue de la démocratie et de l’État de droit. Cela n’a pas été un progrès linéaire et la trajectoire n’a pas été un long fleuve tranquille. Mais elle est sans commune mesure avec ce que nous avons vécu avec le Président Macky Sall. Certes, Abdoulaye Wade qui incarnait l’opposition à Diouf pendant près de deux décennies a fait trois séjours en prison. Mais à cumuler ceux-ci, leur durée est de moitié inférieure au séjour carcéral d’Ousmane Sonko et de deux tiers à celui de Bassirou Diomaye Faye.

La « chance de la gouvernementalité périphérique » a plutôt souri aux présidents Abdoulaye Wade et Macky Sall. Depuis le tournant des années 1990-2000, le néo-consensus de Washington qui a remplacé celui qui a scellé les premiers programmes d’ajustement structurel a permis de « donner un visage humain » au néolibéralisme. Ainsi, l’Initiative PPTE (Pays Pauvres très Endettés) mise en place par le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale en 1996 a permis à partir de 2001 de sortir d’une longue période d’austérité. Grâce à l’Initiative PPTE, le Sénégal a pu réduire sa dette extérieure, libérer des ressources pour investir dans des secteurs prioritaires tels que l’éducation, la santé, les infrastructures et améliorer la soutenabilité de sa dette à long terme. Cela a contribué à stimuler la croissance économique et permis de progresser pour atteindre les objectifs de développement durable.

Le Président Macky Sall est de tous les chefs d’État qui se sont succédé à la tête du Sénégal, celui qui a eu le plus de « chance dans la gouvernementalité périphérique ». Il est arrivé au pouvoir dans un contexte de boom économique mondial stimulé par la demande de la croissance économique chinoise. Des cours du pétrole peu élevés, un taux d’endettement bas, une surabondance de liquidités sur les marchés financiers du fait des taux d’intérêt parfois négatifs dans les pays riches. Et le changement de paradigme des Institutions financières internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international) désormais favorables aux financements d’infrastructures et à la mise en place d’embryons d’État-social a été une aubaine pour élargir sa clientèle politique.

Le contexte aurait dû faire de Macky Sall, le président du progrès de la démocratie et de l’État de droit. Il en a décidé autrement. Méprisant les changements et les ruptures dans la société sénégalaise, Il a voulu ramener le pays à l’ère de glaciation senghorienne (1963-1968). Pour utiliser une métaphore mathématique, on dira que le président Sall est la preuve par l’absurde, que le leadership dépend des circonstances. Un bon leader doit avoir le sens de l’Histoire ! Espérons que le prochain président en aura !

[1] La gouvernementalité est un concept créé par Michel Foucault qui désigne la rationalité propre au gouvernement de la population, et dans de nombreux cas, auto-imposé.

TOURNER LA PAGE DE « LA METHODE MACKY SALL » Par Madieye Mbodj

Dans un premier communiqué de février 2024, les partis de ‘’la Gauche du Macky’’ regroupée au sein de la Confédération pour la Démocratie et le Socialisme (CDS), mettaient en garde contre tout report de l’élection présidentielle du 25 février, report à leurs yeux « juridiquement impossible et politiquement inopportun ». En effet, précisaient-ils fort justement, « il n’existe dans le pays aucune crise institutionnelle, aucune interruption du fonctionnement régulier des institutions pouvant justifier un tel report » ! Mais curieusement depuis lors, la CDS a choisi de ne piper mot, sous le prétexte de « chercher des informations » avant toute nouvelle prise de position ! Pourtant, le Comité Central du PIT, parti membre de ladite entité, dans sa Résolution Générale en date du 18 février 2024, enfonce le clou en soulignant « la grave crise politico-judiciaire inédite et complexe liée à l’élection présidentielle, provoquée et nourrie par diverses manœuvres entreprises pour le report de l’élection présidentielle en violation des dispositions de la Constitution » ! Mais les militants du PIT qui animent le Comité de la Plateforme de Réflexion /CPR Dooleel PIT, n’ont pas tardé à réagir, en dénonçant la prétendue « stratégie de large rassemblement » d’un parti qui se fait « le porte-parole de la violence d’Etat, de la dictature rampante, de la démission nationale et de la liquidation de nos acquis démocratiques » (CPR-Communiqué du 25 février 2024). Comment la direction d’un parti prétendument de gauche peut-elle aspirer à « faire véritablement barrage aux velléités impérialistes et néocoloniales », tout en se faisant le chantre d’un « compagnonnage subalterne avec les franges réactionnaires de la bourgeoisie politico-bureaucratique » (Idem, ibidem) ? N’est-ce pas tout simplement de l’inconséquence, pour ne pas dire pire ? Sur le même registre, quel crédit peut-on accorder aux thuriféraires du pouvoir et à leur président devenus subitement les promoteurs zélés de l’inclusivité, en même temps que « les défenseurs de la souveraineté nationale », opposés d’une part, à toute mainmise impérialiste sur nos ressources pétrolières et gazières, d’autre part aux ’’intrusions des médias étrangers d’occident dans notre vie politique intérieure’’ ?

Le débat pourtant est clair et l’invite du Conseil Constitutionnel (C.C) à l’endroit du Président de la République et de ses services compétents, demande explicitement, dans la Décision du 15 février : i) de garantir le respect des institutions et de leurs décisions, conformément aux dispositions de la Constitution ; ii) d’organiser l’élection dans les meilleurs délais et, en tout état de cause, avant le 02 avril 2024, date de la fin constitutionnelle du mandat présidentiel en cours,; iii) de ne mettre en compétition à cette élection que les 19 candidats dûment validés par la décision du C.C en la matière.

Si le représentant de l’église n’a fait que rappeler ces vérités dans son intervention, ferme sur les principes, à l’occasion du cérémonial d’ouverture, ce 26 février 2024, du « énième dialogue national » du Président Sall, ce dernier quant à lui fait montre d’une position bien singulière en matière d’application des lois de la république. Rappelons qu’il a pourtant publiquement prêté serment, en jurant « devant Dieu et devant la Nation sénégalaise, d’observer comme de faire observer scrupuleusement les dispositions de la Constitution et des lois, » (Article 37 de la Constitution). Le chef de l’Etat-Parti APR-BBY aurait dû simplement préciser : les dispositions de la Constitution et des Lois qui arrangent mon camp et mes intérêts ! Car tout le monde sait, à commencer par le président lui-même, qu’en l’état actuel de notre Loi Fondamentale, « les décisions du Conseil constitutionnel ne sont susceptibles d’aucune voie de recours. Elles s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles » (Article 92 de la Constitution). Que valent alors tous les discours enjôleurs sur la sacralité de la loi, les envolées lyriques sur la démocratie, l’état de droit, la république, la transparence, la justice ou l’inclusivité et  le dialogue, si seuls comptent en réalité les calculs, le bon- vouloir, les désirs et ‘’la vérité’’ du Monarque de la République (« Le Président-Dieu, notre dieu terrestre autoproclamé », pour reprendre les termes du professeur Makhtar Diouf) ? Qui donc a décidé, sans consultation, d’arrêter le processus électoral par un Décret illégal pris à quelque 10 heures du démarrage officiel de la campagne ? Qui a donné son onction au vote d’une proposition de loi anticonstitutionnelle prolongeant la durée du mandat présidentiel en cours ? Deux textes déclarés d‘ailleurs nuls et non avenus par le Conseil Constitutionnel !  A quoi bon chanter les ‘’vertus africaines’’ de la paix et du dialogue, hors souci de la vérité, de la justice, de la dignité et de l’honneur ?

Trêve alors d’hypocrisie et de balivernes sur des catégories trompeuses et fourre-tout du genre « classe politique » et « société civile », utilisées par certains milieux ou porte-voix du pouvoir dans le dessein cynique de faire croire à l’opinion publique : ‘’ils sont tous pareils’’ ! Tous corrompus, tous sans foi ni loi, tous mus par leurs seuls intérêts, et patati et patata ! Ces gens-là naturellement voient le monde, et tout le monde, à leur propre image, et profondément vautrés dans le confort douillet de leurs insolents privilèges, ils prient tous les jours pour que rien ne bouge, que rien ne change ! Changeons nos mentalités et nos comportements, changeons nous-mêmes pour changer le Sénégal et l’Afrique ! Tels de vrais charlatans au pouvoir, nos adeptes de la politique politicienne ont artificiellement créé une crise institutionnelle, mal ficelée du reste, en installant d’abord la suspicion au sein des « sept Sages » du C.C, puis en cherchant à opposer ce dernier au Parlement, à travers un simulacre de ‘’Commission d’enquête’’, (mise sur pied en ‘’mode fast track’’ sur la base de simples soupçons de corruption, non étayés -le présumé corrupteur étant curieusement d’ailleurs le premier ministre et candidat désigné du pouvoir APR-BBY !), puis à travers le vote d’une ‘’Loi constitutionnelle’’, jusqu’au tout dernier plat réchauffé de ‘’dialogue national’’ au Centre Abdou Diouf de Diamniadio ! Autant de stratagèmes cousus de fil blanc en accord avec leurs nouveaux alliés et complices du clan des Wade-PDS ! Effet de boomerang, pan sur le crâne : à force de ruses, la crise artificielle est aujourd’hui devenue une vraie crise, dont nul ne sait vraiment comment en faire sortir indemne notre cher pays le Sénégal !

Mais ni les faux dialogues, ni les lois d’amnistie faisant fi de la démarche de principe : Vérité, Justice, Réconciliation, ne sauront rencontrer l’agrément des forces progressistes, démocratiques, sociales et citoyennes de notre pays, sa jeunesse en tête, qui continue de lutter contre la misère sociale, le chômage, la vie chère, pour la libération de tous les détenus politiques, pour une école et une santé de qualité, etc., avec l’espoir et la perspective d’un Sénégal meilleur  dans une Afrique unie, libre et prospère. Comme le dit un adage de chez nous, wiiri wiiri, jaari ndaari : après douze longues années de wër-wërloo avec les peuples du Sénégal et de l’Afrique, il urge de       tourner la page de « la méthode Macky Sall », la méthode de tous les adeptes du système néocolonial de servitude volontaire, de prédation et d’autocratie. Il est venu en effet le temps où le Sénégal de « la Deuxième République des Senghor-Diouf-Wade-Macky » est mûr pour céder la place au « Sénégal de la Troisième République », juché sur les épaules des Conclusions des Assises Nationales et des Recommandations de la Commission Nationale de Réforme des Institutions (CNRI), nourries de toutes les expériences, positives comme négatives, tirées de nos parcours de lutte depuis 1960, 1968, 1988, 2000, 2011, 2021 jusqu’à 2024, pour n’en citer que quelques étapes marquantes. Le pouvoir Macky-APR-BBY est de plus en plus isolé, paniqué et en mauvaise posture : user de dilatoire, divertir, diviser, puis choisir le bon moment pour attaquer et réprimer, telle    est la méthode favorite du Macky. Aux patriotes, démocrates et progressistes d’en tirer les conséquences, pour rester plus que jamais organisés, unis, mobilisés et déterminés, dans la confiance,  la sérénité et la vigilance, jusqu’à la victoire finale.

Dakar, le 28 février 2024

   Madieye Mbodj, membre de la Coalition Diomaye Président